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Et, sasseyant sur un tas de galets, il se met bravement à se déchausser pour franchir le petit bras d’eau, peu profond en vérité, mais large de 100 à 200 mètres, qui nous sépare de l’Ave-Maria. Après un court moment d’hésitation et la curiosité l’emportant, je demande à mon aimable interlocuteur la permission de l’imiter. Il accède volontiers à ma requête et nous voilà qui, pieds nus, nos galoches à la main, dégringolons de compagnie les pentes du Sillon. Brr ! Elle n’est pas chaude, l’eau de 1’ « armor » pleubiannaise ! Je ne sens plus mes jambes quand nous arrivons devant la coupée du navire où nous attendent le capitaine et les parrains. On nous jette une échelle pour grimper à bord. Un petit autel, fleuri de guirlandes et de bouquets en papier, a été dressé dans la cale. Le recteur passe son surplis, récite les prières habituelles, consacre le pain, asperge l’avant, l’arrière et les flancs du navire ; puis un des hommes de l’équipage prend quatre petits morceaux du pain bénit, les introduit dans quatre trous percés en forme de croix dans le maître-bau et, dans les quatre trous, enfonce quatre chevilles…

La cérémonie est simple, émouvante. Elle fait une heureuse diversion à la monotonie du spectacle que nous contemplons depuis le matin et que nous allons retrouver au sortir de l’Ave-Maria. La fourmilière humaine qui s’agite autour des rochers n’a pas perdu son temps, en dépit du froid qui la mord, du vent qui fait danser les capotes des femmes, des trombes d’eau glacée qui collent sur la peau vareuses et cotillons : les charrettes et les gabarres sont pleines ; les dromes déjà hautes. L’heure du retour approche, d’ailleurs. Des globules blancs qui éclosent sur la mer, un frémissement léger des algues signalent la montée du flux. Vite un dernier coup de faucille et en route ! Cette montée du flux, sur certaines grèves, par marées de syzygie et grand vent, est en effet d’une impétuosité irrésistible. En février 1838, deux cents goémoneurs de Trébeurden furent surpris de la sorte et bloqués toute une nuit par la tempête sur le platier de Molène. Manquant de vivres, leurs bardes ruisselant d’eau, on ne sait comment ils ne périrent pas tous de froid. Et, le lendemain, la tempête, plus violente encore, ne permettait point d’accoster : c’en était fait des naufragés, si le recteur de Trébeurden ne s’était jeté dans une barque pour leur porter des vivres, des couvertures et des vêtemens de re-