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fer, n’a pourtant pas pénétré encore jusqu’au Sillon de Talberg, Mais le plus désagréable, c’est que, si l’on veut assister aux préliminaires de la coupe, il faut passer la nuit à Pleubian. Or Pleubian, petit bourg breton que recommande sa belle chaire extérieure du xvi{e}} siècle, pèche un peu par le confortable de ses hôtels. Le temps, par surcroît, durant le séjour que j’y fis, manquait complètement de gaieté ; une neige légère était tombée la veille. Il bruinait encore, et notre carriole, sur la route montueuse, dérangeait des troupes de vanneaux qui, comme engourdis, ne se levaient qu’au coup de fouet du postillon.

Cinq ou six kilomètres séparent Pleubian du Sillon de Talberg. La traite eût été bientôt remplie, s’il n’avait fallu louvoyer, tout le long du chemin, entre de grosses charrettes attelées de plusieurs chevaux qu’escortait la foule des goémoneurs. Peu de communes bretonnes sont aussi peuplées que cette « grande et riche commune maritime » de Pleubian, comme l’appelait déjà, en 1832, le président Habasque. Presque toutes les fermes y sont couvertes en ardoises, signe d’aisance. Au hameau Saint-Antoine seulement, la végétation s’appauvrit ; l’oppression commence avec l’immensité des grèves basses soudain apparues sur l’horizon.

Les mers qui n’ont pas de marées ne sont jamais tristes. Mais une mélancolie indicible pèsera éternellement sur les longs espaces morts de la côte bretonne ou normande. Leurs sables blancs ou gris, nivelés par le rouleau des vagues, s’étendent à l’infini comme un tapis de cendre ou une poussière d’ossemens, et le vent du large n’est pas toujours assez vif pour dissiper les émanations chloro-iodées, l’âcre senteur d’hôpital, qui s’exhalent, par les chauds après-midi d’été, des amas de fucus en décomposition sur leurs bords. Des vols de goélands et de mouettes tourbillonnent avec des cris aigres au-dessus de ces charniers marins, que le flot abandonne et recouvre deux fois par jour, comme un félin qui joue avec sa proie, la déchire, la quitte, la reprend, et lui arrache entre temps quelque nouveau quartier. La trace de ses ravages n’est pas encore effacée partout : sur les grèves de Pleubian, aux lendemains de tempête, d’énormes racines affleurent parfois, débris de forêts submergées, durs et noirs comme l’ébène et pareils à ces « bourbans, canaillons et collerons » qu’on exploitait jadis dans les sables de Saint-Malo ;