Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travail des eaux. Accroupies sur la mer, qu’elles surplombent d’une hauteur moyenne de 35 mètres, elles tendent toutes les trois dans la même direction leurs puissans mufles de pierre, allongent en croissant, de l’Est à l’Ouest, leur triple échine de monstres marins. Une coupure, protégée par une petite jetée, s’ouvre au droit de l’Île aux Moines : c’est le Porz-Nevez (le Port-Neuf) où nous ont précédés déjà nombre de chaloupes et de gabarres. La marée, qui « déchale, » les incline sur le flanc comme des bêtes à bout de souffle ; quelques-unes, allégées de leurs passagers, ont repris le large où elles vont tendre des lignes, mouiller des casiers. Dans les autres ports de l’archipel, au Porz-Coz et au Porz-Don, à l’ouest de l’Île Plate, l’animation n’est pas moins grande qu’à l’Île aux Moines. Là sont mouillées les gabarres de Trélévern et du Trévoux.

— Nous sommes en retard, disent les femmes. C’est de ta faute, Mône Lhéveder !

— Bon ! réplique la vieille, toujours prompte à la riposte. La grève est vaste et il y aura du jargot pour tout le monde.

— Du jargot peut-être, mais des places dans les casernes ?

— On couchera à la belle étoile.

— Ouais ! Et s’il pleut ?

— Ça nous changera de l’eau salée…

Elles sautent à terre tout en se chamaillant, leurs sacs vides tordus autour des hanches ou passés en bandoulière sur l’épaule et, tout de suite troussées, se répandent sur les grèves découvertes par le reflux. Les enfans se hâtent vers les casernes avec les provisions de la « bordée, » un peu de lard, des « patates, » une marmite. Personnellement, après avoir donné nos instructions pour le déjeuner au père Leroy, un vétéran de l’administration des phares, qui met volontiers ses talens culinaires au service des « étrangers, » nous prenons la direction de l’ancien fort, vaste trapèze de granit dont la terrasse supérieure commande vingt lieues d’horizon par temps clair. Presque tout l’archipel est à sec. Sous leur fourrure d’herbes rousses, l’Île aux Moines, Bono, le Cerf, la Plate, les Costan, comme à l’appel d’un berger invisible, se sont rassemblés des quatre coins du vent et ne font plus qu’une houle de toisons. Seuls, Melban et Rouzic, séparés par une fosse très profonde, restent à l’écart du troupeau. La mer continue à descendre, suivie dans son retrait par l’armée des jargoteuses. Les plus jeunes sont aussi les