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toute situation sociale acquise représente un entassement de bassesses et de canailleries sans nom. Voici par exemple un prêtre, qui, mêlé aux oppresseurs de l’enfance révoltée de Bru ; lard, garde le privilège à peu près exclusif de lui avoir laissé néanmoins de bons souvenirs. Mais l’abbé Dumolard est devenu par la suite titulaire de la charmante cure de la Tronche, à dix minutes de Grenoble : et c’en est assez, n’est-il pas vrai, pour le juger « un profond téjé (jésuite). » Aussi Beyle hésite-t-il à présent sur son impression favorable de jadis : et voici le curieux autant qu’incohérent paragraphe que lui inspire cet étrange état d’âme[1] : « Réellement, il n’était pas coquin dans ce temps-là, et, pour ainsi dire, en y réfléchissant, ma pénétration de douze ans, exercée par une solitude complète, fut trompée : mais depuis il a été un des plus profonds téjés de la ville, et d’ailleurs, son excellentissime cure, à portée des dévotes de la ville, jure pour lui, et contre ma niaiserie de douze ans. » Décidément, c’est « un des plus fieffés coquins de la troupe. »

Vers la même époque, il esquisse les peintures à la Breughel de son roman de Leuwen, où ministres et préfets, généraux et colonels, guidés par le « plus fripon des rois, » dansent une sorte de sabbat macabre sur le corps de la nation française, hébétée par cet « excès de coquinerie ; » où, sous les pas de Lucien, le sosie de Beyle, grouillent les fonctionnaires vendus, les espions bénévoles, et les policiers mêlés à de si terrifiantes besognes, qu’une simple indiscrétion de leur part suffirait à bouleverser l’Etat. Littérature de cabanon, à peu de chose près, et qui fait songer parfois aux hallucinations d’un Meslier, d’un Marat, d’un Babeuf. Le cadre même de l’action, cette délicieuse ville de Nancy que l’auteur ne connaissait pas sans doute[2], car elle eût ému en lui les entrailles de l’artiste qu’il était, Nancy figure dans le livre sous des couleurs de cauchemar. C’est un séjour abominable par sa saleté, sa pauvreté, triste bicoque dont la promenade, — la place Stanislas avec les grilles de Lamour ? — est une « place longue, traversée aux deux bouts par des fossés puans. » Tout est d’ailleurs dessine dans Leuwen avec ce scrupule d’observateur, et cette heureuse vérité de touche. C’est que Beyle ne discerne guère chez autrui, et jusque dans le paysage,

  1. Brulard, p. 132.
  2. Pas plus qu’il ne connaissait Besançon. théâtre de mainte scène du Rouge et Noir.