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publique. Il disait à Colomb[1] : « J’aurais dû être tué dix fois pour des épigrammes ou mots qu’on ne peut oublier... Je m’étonne encore qu’on ne m’ait pas étranglé. Je m’étonne, mais sérieusement, d’avoir un ami qui veuille bien me souffrir. Je suis dominé par une furie. Quand elle souffle, je me précipiterais dans un gouffre avec délices, il faut le dire... Ou je suis muet et commun, même sans grâce aucune, ou je me laisse aller au diable qui m’inspire et me porte. » Et il a exprimé ailleurs en termes moins sataniques et romantiques cette inconscience dans le crime contre les conventions sociales qui fut le fond de sa personnalité : « Quand un mot me vient, je vois sa gentillesse et non sa méchanceté. Je suis toujours surpris de sa portée comme méchanceté[2]. »

A Civita Vecchia, isolé de toute relation française, il doit se contenter de « couler à fond » la cour de Rome. Mais c’est alors rétrospectivement qu’il s’empresse d’opérer la même besogne sur la personne de ses amis. Car, en rédigeant les mémoires de Brulard ou les Souvenirs d’Égotisme, il se prend à deviner soudain des faiblesses, des travers, des vices qu’il n’avait pas aperçus jadis autour de lui : et les chapitres de ces livres singuliers étonnent souvent par l’amertume concentrée qui s’y fait jour. Sans doute, parmi les sentimens qu’il discerne ainsi dans son entourage du passé, l’auteur est contraint de noter à l’occasion la bonté infatigable des Daru à son égard, — mansuétude mieux aperçue désormais au sein des soucis que lui cause présentement l’absence de protecteurs sûrs, capables de couvrir à l’occasion ses incartades. Mais il retrouve surtout maintes choses « odieuses, » et des argumens fort opportuns pour appuyer l’horreur maladive qu’il éprouve en ce temps à l’égard des rois, des nobles, des bourgeois, des prêtres, des jésuites. Il se sent « tout confit de mépris » pour l’humanité. Il pousserait volontiers sur elle l’exclamation machinale de Julien Sorel : « Canaille, canaille ! » qui ressemble au Carmfex ! de Jean-Jacques enfant. Et son « plat » camarade Félix Faure, devenu pair de France et grand personnage, se voit encore plus maltraité que dans les pages lointaines du Journal, pour sa « bassesse infâme. »

C’est d’ailleurs à cette époque que se précise dans l’esprit de Beyle une conviction qu’il y a dès longtemps nourrie en germe :

  1. Biographie en tête de la réédition d’Armance.
  2. Vie de Henri Brulard, p. 188.