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de ses usurpations particulières. Place, table, chaise, voiture, chevaux, il occupe tout. » Cet importun apparaît à son adversaire avec « un teint gris, composé de taches de rousseur, la mine intrigante et fauve. » Et voici un échantillon des aménités qui s’échangent entre ces collègues mal assortis :

— Sacré intrigant, il y a longtemps que je te connais !

— Tais-toi, je te f... vingt gifles, etc.

N’est-ce pas Jean-Jacques dans les bureaux du cadastre d’Annecy ; et ne conçoit-on pas que, beaucoup plus tard, les fonctionnaires de la Bibliothèque royale aient refusé d’accepter dans leurs rangs un homme dont ils savaient l’« humeur bizarre ? »

Encore quelques années, et c’est la période brillante de l’auditeur au Conseil d’État, bientôt préfet ou baron en espérance. Il a cabriolet, maîtresse au théâtre, soupers délicats... « Mes amis d’alors, — dira-t-il, en parlant de ces heures dorées, — lorsque je sortais avec un habit neuf auraient donné vingt francs pour qu’on me jetât un verre d’eau sale : je n’ai guère eu en toute ma vie que des amis de cette espèce. » Et lui-même résume leur jugement de ce temps sur sa personne par ces mots : « C’était un fier fat. » — Ses relations milanaises ont bénéficié d’un traitement de faveur, grâce aux séductions délicieuses de leur théâtre, de leurs cafés et de leurs salons. Mais les Souvenirs d’égotisme, qui peignent la période parisienne de Beyle sous la Restauration, montrent que toute son amertume se réveilla au contact de ses compatriotes. Ces pages forment à leur tour un « volcan d’injures » contre ces familiers de ce temps, contre Delécluze en particulier, dans le cercle duquel il avoue cependant avoir été parfaitement heureux. Philippe de Ségur occupe également une place privilégiée sous la pluie d’invectives qui dégoutte de ces lignes virulentes Enfin le cousin et futur biographe de Stendhal, Colomb, ce « plat bourgeois, » n’échappe pas à un traitement du même genre : ce qui explique peut-être ses timidités dans l’édition d’œuvres posthumes dont il sortait si maltraité, en compagnie de contemporains vivans et influens encore vers 1850.

Nous savons par Beyle lui-même que les feuilles, secrètes et parfois cryptographiques, de ses différens mémoires personnels ne montraient pas seules une pareille intempérance de langage. Elle passa trop souvent dans sa conversation et dans son attitude