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pathologique. « Au fond, écrit encore Beyle dans les Souvenirs d’égotisme, je surprenais ou scandalisais toutes mes connaissances. J’étais un monstre ou un dieu[1]. » Prétention excessive quant à ce second terme : car si le nimbe de la monstruosité l’auréola plus d’une fois de son vivant, on ne voit point que l’apothéose lui ait été décernée nulle part avant son décès[2], C’est à la génération de 1880, dont il appelait de ses vœux la venue, qu’il était réservé de l’ériger sur les autels.

Si nous voulions marquer encore une fois par ses propres termes le caractère de ce genre d’esprit dont il fut si fier, nous rappellerions son jugement sur le séduisant oncle Gagnon : « Il n’avait point cette gaîté qui fait peur, qui est devenue mon lot ! » Une gaîté qui fait peur : c’est bien cela, et c’est pourquoi elle ne fit guère rire. Telle est la gaîté d’Octave, celle de Ferrante Palla, celle de Lamiel. Elle possède sans doute quelque nom propre en psychopathie, car, à un degré atténué certes, à dose suggestive et intéressante même, elle est parente du rictus inquiétant des maniaques.

L’esprit fut la dernière incarnation de la vanité de Stendhal, ses présomptions diplomatiques n’ayant pas eu l’occasion de se développer sur un vaste théâtre. Elles avaient été quelque peu rabrouées, ainsi que nous l’avons vu, par les bureaux du ministère, et ne se réveillèrent que dans l’épisode légèrement ridicule de sa décoration. On sait qu’après avoir déblatéré plus encore contre les « gens à cordons » que contre les ducs de l’Empire, après avoir protesté que, ministre, il s’engagerait d’abord à ne pas accepter la croix, Beyle n’eut pas d’ambition plus impatiente que celle du ruban rouge dès qu’il se crut en situation de l’obtenir. Et le plus plaisant de cette aventure, c’est que, la Légion d’honneur lui ayant été accordée enfin, à titre d’homme de lettres, elle ne lui causa aucun plaisir, parce qu’il désirait être décoré pour ses services administratifs.

  1. Vie de Henri Brulard, p. 163.
  2. Sainte-Beuve, qui déprécie Beyle comme romancier, le défend comme ami et comme homme d’esprit, contre les appréciations défavorables qu’il relève dans les Mémoires de Delécluze (Nouveaux Lundis, t. III). Stendhal y apparaît comme un pur extravagant, ce qui est excessif assurément. Pourtant, quels qu’aient été les sujets de jalousie rétrospective du critique des Débats contre son hôte assidu de la rue de Chabanais, encore avait-il sur Sainte-Beuve l’avantage de l’avoir beaucoup mieux connu.