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pensée créatrice : produire quelque chose dans la note de Paul de Kock, dont les triomphes tentaient sans doute sa soif encore inassouvie de succès populaire. La lecture de cette ébauche est d’ailleurs révélatrice au sujet de la quantité et de la qualité du comique qu’il était capable de réaliser lorsqu’il s’en donnait ainsi la commande à lui-même. Les notes préparatoires, qui résument la partie inachevée du volume, nous présentent une grande dame en train d’accabler d’outrages un médecin ambitieux, prétendant à ses faveurs. « Ce n’est pas arranger ces outrages qui m’embarrasse, écrit naïvement Beyle, c’est de savoir s’ils produisent un effet suffisamment comique. » Or il s’est servi trop souvent en son propre nom de sources de gaîté fort voisines de l’outrage, en sorte qu’il dut se demander plus d’une fois, après coup, s’il avait atteint son but, et provoqué le rire comme il le souhaitait.

Innombrables furent les brouilles et les inimitiés que lui attirèrent des saillies, dont ce fin connaisseur des passions humaines se montrait pourtant incapable de mesurer l’effet probable sur le tempérament de ses auditeurs. En 1829, chez Mme B... il fut « honni pour le cœur » parce qu’il avait souhaité ouvertement la mort du Duc de Bordeaux. « M. Mignet même eut horreur de moi, et la maîtresse de la maison... ne me l’a jamais pardonné[1]. » Un jour que M. de Tracy, son protecteur le plus efficace après 1815, l’interrogeait en compagnie de M. Thurot sur ses vues politiques, il s’aliéna ses deux interlocuteurs par une réponse conçue à peu près en ces termes : « Si j’avais le pouvoir, je réimprimerais les listes d’émigrés abrogées par Napoléon ; j’exilerais ceux de ces personnages qui survivent en 1820 dans les départemens des Pyrénées, et je les ferais cerner par deux ou trois petites armées, qui, pour l’effet moral, bivouaqueraient au moins six mois de l’année. Tout émigré qui tenterait de franchir ce cordon de troupes serait impitoyablement fusillé. » On le voit, cette saillie est faite de l’outrance du paradoxe contre l’opinion publique ambiante, unie à la précision inopinée et comme involontaire de certains détails accessoires. Tout Stendhal en quelques mots ! Souvent d’ailleurs, l’énormité du paradoxe est chez lui, comme chez maint railleur professionnel, le résultat d’une insuffisante étude des données du problème. Brulard raconte un

  1. Vie de Henri Brulard, p. 110.