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fréquemment tenté de sourire, les trente volumes de son œuvre complète. Certes, — il l’a dit lui-même de La Bruyère, — c’est que rien ne vieillit plus vite que les traits d’esprit argent comptant ; c’est aussi que sa veine la plus riche, l’érotisme, a laissé naturellement peu de traces dans ses écrits publics[1] : car son temps était plus délicat sur ce sujet que le nôtre. On reste néanmoins tout à fait rêveur, ainsi qu’il avoue d’ailleurs l’avoir été lui-même[2], devant le succès de certains de ses « mots » qui nous ont été conservés. L’un d’eux consista à nommer « de la blague sérieuse » la manière de Bossuet : saillie qui suscita par son éclat la jalousie de Delecluze. N’est-il pas étonnant aussi qu’il ait été d’abord remarqué par Mme de Tracy, pour avoir dit de Lafayette que ce grand homme était, dans le salon de cette dame, « poli comme un roi ? » George Sand, qui le jugeait fort gai, ne cite aucun de ses mots, mais raconte, dans l’Histoire de ma Vie, cette soirée de folie, au cours de laquelle, Beyle, rencontré par hasard sur le chemin de l’Italie, soupa dans une auberge de village avec elle et Musset. Il s’enivra complètement, et, malgré ses cinquante ans, malgré sa corpulence de « Tour ambulante, » encore exagérée par un manteau à triple collet, de grosses bottes fourrées, un chapeau bolivar, il donna à ses compagnons d’une heure le spectacle d’une danse de Peau-Rouge, exécutée sous les yeux de la servante ahurie. — Trait d’esprit facile assurément, et qui ne méritait pas autre chose qu’un souvenir demi-indulgent, demi-railleur, tel que fui celui des Amans de Venise.

Encore, sous l’empire du vin, sa gaîté fut-elle cette fois sincère. En général, elle était voulue, et sentait l’effort. « Je devins gai, ou, plutôt, j’acquis l’art de le paraître[3], » a-t-il écrit dans ses Souvenirs d’égotisme. Son Journal de jeunesse contenait déjà ce programme de travail : « Devenir sociable, en me procurant un bon fonds de conversation comique. Le succès est pour qui fait rire. » Et, dans les derniers jours de sa carrière, la gaieté continuera de lui apparaître comme un pensum, comme une corvée nécessaire, dont il faut s’acquitter de son mieux afin de plaire au public. Faire gai, tel sera le programme du roman de Lamiel, qu’il esquissa dans le crépuscule de sa

  1. Consulter Mérimée dans son H. B.
  2. Henri Brulard, p. 257.
  3. Page 14.