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venons cependant de contempler l’envers d’une si robuste façade. Lion, soit, mais lion malade assurément, telle est bien la définition de Stendhal. Et si l’on nous jugeait dès à présent trop indiscret dans notre enquête intime, nous nous excuserions sur sa propre conviction : « qu’on ne peut faire la biographie des grands hommes sans consulter leur médecin. »

Désormais nous ne consulterons plus que lui-même, et, afin d’étudier avec quelque méthode les répercussions intellectuelles d’un pareil tempérament, nous partagerons en quatre groupes les anomalies plus ou moins marquées que révèle l’étude de son œuvre : déviations de la raison, de la volonté, de l’imagination et de la sensibilité.


I

Reconnaissons tout d’abord que, pour parler sans ridicule de déviations de la raison ou de l’intelligence, dans un esprit par quelques côtés supérieur, il importe d’éclaircir et de restreindre préalablement la portée d’une telle assertion. Ces déviations proviennent surtout chez Stendhal d’une hypertrophie maladive du sentiment de la personnalité. N’est-il pas l’inventeur de « l’égotisme » théorique ? Or, à celui qui en est affecté, une telle anomalie peut bien procurer des facultés exceptionnelles de pénétration psychologique, un talent analytique éminent, une puissance rare d’autodissection révélatrice : elle le paralyse en revanche dans sa clairvoyance sociale, et dans son exacte appréciation des rapports qui l’unissent avec les êtres étrangers à son Moi dominateur. Certes, tous les hommes sont de naissance vaniteux sans mesure. Mais, chez les esprits normaux, l’expérience de la vie a tôt fait de ramener à des proportions « raisonnables » cette imprescriptible vanité de l’individu. Les frottemens sociaux, les incessantes compositions entre « Volontés de puissance » qui se heurtent et se mesurent entre elles, nous renseignent à la longue sur l’importance que nos voisins sont disposés à accorder à notre personne : et nous renonçons d’ordinaire à leur demander beaucoup plus que notre portion congrue. Or, ce travail de réduction et de mise au point ne s’est jamais fait complètement chez Stendhal, non plus que chez la plupart des romantiques : car son œuvre entière porte la marque d’une vanité véritablement anormale, et cela, dès l’origine. Certes, les jeunes