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débauche qui n’atteint point l’âme laisse intacts et même repose de joyeux garçons français. Mais ces Gasmules, semblables aux perles ou bien aux pêches mûres, peuvent mieux encore être comparées aux musiques qui font flotter dans l’air une buée de désespoir. Chacun de leurs mouvemens renouvelait tous les désirs et déchirait les bandages des plus vieilles blessures. En vain lisait-on une tendre pitié dans leurs regards : il ne dépend d’aucune déesse que nous cessions d’être des hommes vulnérables. Quand ces filles poétiques avaient caressé nos princes francs, n’arriva-t-il point qu’ils connurent la détresse de la solitude sur le donjon de Caritène et qu’ils furent pénétrés, blessés par l’azur de cette Arcadie ?

Plusieurs d’entre eux, et leur chef Messire Geoffroi de Villehardouin, étaient poètes. On possède quelques-unes de leurs chansons. Dans les salles de Caritène, quand l’église sonne l’angelus, j’entends l’un d’eux, ce soir, qui chante :

— « J’ai suivi d’un pas régulier, ni hâtif ni lent, les sentiers de la vie, et j’ignore si j’ai cueilli plus ou moins de fruits que n’en cueillent la plupart des hommes, mais j’ai trouvé la fleur enfin que j’avais toujours pressentie, de sorte que, jusqu’à ma mort, tout ce que j’éprouverai sera mêlé de son parfum.

« Une étrangère ne porte pas au col la croix en or des filles champenoises, et dans son âme, des espaces sont fermés à notre regard. Mais que j’entende qu’elle respire, et je m’éveille au goût de la grandeur morale : générosité, confiance, esprit de sacrifice. Est-ce l’appel d’une victime, le mal d’une prophétesse ou le tourment du bonheur ? une inflexion de sa voix, de son corps m’ouvre des paysages où je rêve de passer mon éternité… »

Sur les terrasses éboulées, par un ciel nocturne de Grèce, si je pouvais évoquer les morts, je n’appellerais pas indistinctement les belles anonymes qui vécurent ici pressées comme des rossignols en cages. Je rêve de cette Gasmule qui, dans l’ombre de Caritène, mystérieuse et délicate corolle, prit en échange d’un parfum toute la force d’un barbare.

Dans les ruines gallo-grecques où le murmure de l’Alphée s’unit au bruissement des térébinthes, une voix, la plus douce, s’éveille ; une plus douce présence suit. Elle brouille en moi les idées de temps, mais s’accorde avec mes désirs. Je serais gêné d’être l’hôte des petites maisons de l’Athènes classique, mais les