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Orwah apprit cette mort par un chanteur dans le désert. Elle sortit de sa tente et interrogea le chanteur sur le lieu où était enterré Orwah. Elle alla au tombeau, s’y prosterna, puis, ayant poussé un cri aigu, s’affaissa sur la pierre. On l’ensevelit auprès de son amant.

Ici la poésie de l’anecdote se confond avec celle du conte et elle atteint un de ses plus hauts sommets. L’amour, dans ces récits, tue de lui-même ; il n’a pas besoin pour déterminer la mort, de s’aider, comme il le fait dans notre littérature ou dans notre civilisation, du fer, du feu ou du poison ; il est lui-même le feu ou le poison ; il est une puissance mystérieuse, supérieure à l’homme, par cela même d’ordre presque religieux, analogue ou peu s’en faut pour l’intensité et, si j’ose le dire, pour la dignité, à l’amour divin dont sont morts, selon les hagiographes, certains mystiques. Cette conception très haute de l’amour est celle qui est exprimée dans l’histoire du prince de Perse et de Schems-el-nihar. Cette dernière est la favorite du khalife ; aimée du prince de Perse et étant aimée de lui, elle voit leur passion découverte avant qu’ils aient pu la satisfaire, et tous deux sont séparés Schems-el-nihar est appelée auprès du khalife qui use vis-à-vis d’elle de la plus grande bonté ; elle tente de se contraindre pour remplir ses devoirs envers lui ; mais à peine s’est-elle assise à son côté que, vaincue par la force de la passion, elle se renverse en arrière, brisée. Le prince de Perse, après la séparation, languit un jour seulement dans une citerne où il s’est caché ; le soir, il est pris d’un râle et il expire. Le khalife lui-même s’incline devant cette passion. Il donne l’ordre de réunir les deux corps ; un peuple innombrable suit le cortège ; le tombeau devient un lieu de pèlerinage où l’on se rend de tous les points du monde musulman. Ainsi est exprimée une véritable doctrine de la sanctification par l’amour arrivé à son plus haut degré Cette fois enfin, le narrateur des Nuits a rencontré une thèse morale et un cas psychologique dignes de paraître en harmonie avec les merveilles du cadre.


Baron CARRA DE VAUX.