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qui s’applique indifféremment à l’Eloa de Vigny, ou au Paradis perdu de Milton. Quant à Vigny, il est tout plein de l’influence anglaise. A Milton il doit l’idée première d’Eloa et de la Colère de Samson ; Moïse est un héros byronien, etc. Il n’est pas jusqu’à la préface de Chatterton qui, suivant la curieuse remarque de M. Dupuy, ne contienne un morceau tiré du Giaour, la comparaison du poète malheureux avec le scorpion torturé par un cercle de feu.

Est-ce à dire que notre lyrisme romantique n’ait été qu’un reflet ou un prolongement de la poésie anglaise ? Nullement. Nos poètes, alors même qu’ils imitaient, sont restés d’inspiration toute française. Mais ils ont trouvé dans l’exemple des Anglais un moyen pour se soustraire à l’influence persistante de la littérature pseudo-classique. Ils se sont recommandés de leur autorité pour faire de leur côté ce qu’ils voulaient faire et développer librement les tendances qu’ils sentaient grandir en eux. La poésie anglaise est tout individualiste ; et ils aspiraient à installer sur les ruines de la littérature impersonnelle la poésie individuelle. Grâce à leurs voisins devenus leurs initiateurs, ils ont pu prendre une conscience plus nette et surtout plus hardie du principe inclus dans le romantisme. Tels sont quelques-uns des enseignemens que comporte une étude de la jeunesse de nos premiers lyriques. Faiblement rattachés à notre passé classique par des études insuffisantes, séparés de la société par leur goût pour la rêverie solitaire en face de la nature, dépaysés par des voyages qui, si courts qu’ils fussent, leur ont révélé des aspects nouveaux du globe et leur en ont laissé la nostalgie, ils ont abouti à une première formule où se mêle à l’imitation des derniers classiques celle des modernes étrangers ; ces deux élémens, qu’il est aisé de signaler dans leurs premiers ouvrages, étaient d’ailleurs d’importance inégale : c’est le second qui enfermait le principe vivant et toutes les chances d’avenir. Ou, pour parler en termes plus généraux, le déclin des humanités, la disparition de l’ancienne vie sociale, le goût de l’exotisme et l’influence des littératures étrangères ont été chez nous les étapes successives qui, en préparant l’affranchissement de l’individu et sa souveraineté littéraire, ont rendu inévitable l’avènement prochain du romantisme.


RENÉ DOUMIC.