Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce serait blasphémer le génie de la puissance de l’homme dans son plus bel ouvrage, mais c’est moins que ne me promettait mon imagination qui va toujours trop loin et me ménage sans cesse de tristes surprises ; elle promet plus que la réalité ne peut donner et, ici comme ailleurs, elle m’avait trompé.


Ce qu’il regrette surtout, c’est qu’on n’ait pas respecté suffisamment l’intégrité des ruines antiques : « Quoique je ne soye ni par goût ni par mode, un passionné pour l’antique, je n’ai pas vu sans la plus vive peine qu’il fallait effacer de ma tête cette ancienne Rome que je m’étais tracée d’après les classiques. » C’est pour lui l’occasion de pensées tristes et déjà d’un beau caractère de gravité :


Il semble que les hommes se plaisent à enlever à leurs ancêtres jusqu’à leurs noms, jusqu’à la trace de leurs ouvrages… Pourquoi a-t-on démoli une partie de ce Colisée majestueux, de ce monument le plus vaste, le mieux conservé qui nous reste de la grandeur des Romains, pour bâtir dans Rome moderne deux petites églises sans nom, et le Palais Farnèse ?… Quel beau coup d’œil vous reste encore à Rome, le soir, au coucher du soleil, si vous venez vous asseoir sur l’élévation qui est derrière le Capitole auprès de cinq colonnes superbes dont on découvre à présent la tête seule, et en face du Colisée dont le sommet est encore éclairé par le soleil couchant ! Que d’idées ne réveille pas cette magnificence dont il ne reste que les témoignages ! Quel beau rêve on peut faire sur la grandeur, la beauté, la puissance de Rome antique ! Avec quelle facilité on peut rebâtir toute cette immense étendue ! Voilà le plus bel amphithéâtre qu’aient pu bâtir les hommes, voilà les voûtes et les ruines du palais d’or de Néron, à droite voilà l’antique palais des Cœsars, à mes pieds le temple de la Concorde et l’arc de Septime Sévère, plus loin l’arc de Titus et celui de Constantin, à ma gauche s’ouvrent les trois superbes voûtes du temple de la Paix, qui disait autrefois le sort de l’univers[1]


Ce qui le gène à Rome ce sont les constructions modernes — et c’est aussi la population : « Les hommes dans cet étonnant pays ont plus encore changé que les édifices : on ne retrouve plus de traces du

  1. Il est Intéressant de trouver ici la première indication de certains des plus fameux morceaux de l’œuvre de Lamartine. Par exemple, ces lignes jetées sur le papier font déjà songer à la pièce des Nouvelles méditations : la Liberté ou une Nuit à Rome :
    Comme l’astre adouci de l’antique Elysée,
    Sur les murs dentelés du sacré Colysée,
    L’astre des nuits, perçant des nuages épars,
    Laisse dormir en paix ses longs et doux regards…
    Homo, te voilà donc, ô more des Césars !
    J’aime à fouler aux pieds tes monumens épars ;
    J’aime a sentir le temps, plus fort que ta mémoire,
    Effacer pas à pas les traces de ta gloire.
    L’homme serait-il donc de ses œuvres jaloux ? etc.