Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/868

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendait au dehors des éclats, des éboulemens de rocs. Jamais, de mémoire d’homme, pareille tempête ne s’était déchaînée. Et la tempête, au cœur d’Ahès, était aussi tragique. La vengeance, la douleur sans nom, la suggestion de la race et des poussées héréditaires cherchaient une issue pour éclater, pour en finir. Elle n’obéissait pas à une impulsion du hasard. C’était un acte logique de païenne. Tout l’y poussait depuis sa naissance : le sang de ses veines, les histoires dont tout enfant on la berçait, les divinités cruelles qui réclamaient le sang pour le sang. Tout cela se mêlait, l’oppressait dans une hallucination effrayante…

Ahès avait posé ses mains sur la pierre que le sang de Rhuys avait couverte. Maintenant elle y posait son front. Elle murmurait : « Je viens, je vais venir, mais laisse-moi chercher… » Qu’attendait-elle donc ? Elle ne pouvait plus ni se souvenir, ni penser… Ses tempes battaient. Un voile s’étendait sur ses yeux, Chaque bond de l’Océan lui semblait un appel… Mais qu’y avait-il donc ?… Qu’aurait-elle voulu faire avant de mourir ? Elle ne savait plus… Qu’est-ce qui existait encore !… Elle souriait d’un sourire d’insensée.

Les fées de la mer l’entouraient, l’exaltaient de leur haine, l’emportaient hors de la réalité, dans les souffles du vent, dans la grande plainte des flots. Elle leur disait : « Venez… mais il y a une chose… » Elle ne trouvait pas. Elle prenait à deux mains son front brûlant. Elle murmurait : « Rhuys, dis-moi ? qu’est-ce que je dois faire encore avant de mourir ? »

Des bandes d’hommes ivres passèrent auprès d’elle. Ils riaient. Ils provoquaient la tempête d’un air de défi, se sentant en sûreté derrière la digue nouvelle. Les coups des grandes vagues redoublaient ; l’eau montante ébranlait les murs. Ces hommes mêlaient des imprécations à leurs bravades. Ils appelaient les dieux. Ils appelaient Rhuys. Ils se troublaient, essayant de rire encore : « C’est le mort qui se venge !… Il ne peut pas dormir. »

Brusquement, elle se rejeta de côté. Elle ouvrit la porte.

La trombe passa, dévastatrice, hurlante, irrésistible. Des cris de terreur s’élevèrent de la plaine, des premières demeures que le flot atteignait. Ces cris rappelèrent Ahès à elle-même…

Son père !… C’était lui qu’elle cherchait, les yeux hagards, dans le silence de tout, dans les pensées qui la fuyaient : sauver son père ! Il en était temps encore. Le palais dominait la ville.