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Elle grandissait de toutes ces pensées sauvages, jusqu’à n’être plus qu’une incarnation de la race. Mais l’âme farouche de ses pères demeurait naïve jusque dans ses fureurs. Ces êtres passionnés et mobiles abandonnaient souvent leurs projets cruels. On avait vu des haines vivaces s’arrêter devant les larmes d’un enfant… Ahès ne songeait même pas à ces reviremens possibles. Elle avait fermé volontairement les avenues de son âme. Son père, elle ne le voyait plus, elle le repoussait amèrement de son souvenir. Elle ne pensait à rien, en dehors de l’idée fixe, ayant dans la nuque des douleurs sourdes qu’elle essayait d’écarter avec des gestes d’égarée. Des hommes et des femmes la voyant passer, si pâle, la regardaient avec compassion. Des sorciers venaient offrir au roi les ressources de leur art. Il les chassait, avec des imprécations et des menaces.

La cour de Ker Is, dont les légendes vantaient la joie et les fêtes, était devenue désolée depuis que la jeune fille n’y paraissait plus. Le roi ne cherchait pas à revoir Ahès. Sombre et seul, il trompait la monotonie de ses journées par des chevauchées lointaines. Il ne pouvait pas, il ne pourrait jamais se résigner à cet abandon. En barbare qu’il était, il pensait qu’il trouverait bien le moyen de la ramener à force de prodigalités et de folies, elle si éprise de la joie de vivre ! Sa douleur s’userait ; elle reviendrait vers ce père dont elle était l’orgueil.

Il méditait, pour son jour de naissance, des fêtes comme elle n’en avait jamais vu. Il les dépasserait tous : et ce Luern, le chef arverne qui faisait remplir de cidre, pour son peuple, toutes les citernes du pays ; et ce Kendelann qui, dans l’île de Bretagne, laissait tomber l’or, en pluie, de son char… Mais viendrait-elle seulement ? Il ne l’avait pas revue depuis l’explication cruelle. Les fleurs, la musique, les mets rares, les invitations lointaines, Gradlon avait tout accumulé pour faire de cette fête une fête unique, un effort suprême de réconciliation. Tout était prêt. On était à la veille du jour marqué. Il se demandait encore : Viendra-t-elle ? Inquiet, hésitant, il députa vers elle sa vieille nourrice. Oui… Elle promettait de venir… Il respira… tout était gagné alors.

Elle viendrait ! Il ne savait pas que ce jour était pour elle le plus cruel des jours, celui qu’elle avait marqué de loin comme la fête de son cœur. Libre, elle l’aurait vu assis auprès d’elle, au