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a tué un prisonnier par mon ordre ? A la fin, je me suis révolté. Si l’on ne peut même pas sacrifier un captif sans que leur Dieu intervienne ! .. Et après tout, c’était pour toi.

— Pour moi ! s’écria-t-elle d’un accent si poignant que son père se retourna vers elle.

— Pour toi !… Pourquoi es-tu si pâle ? Te souviens-tu de ton effroi de la forêt ? J’avais tremblé, moi aussi, sans te le dire. Lorsque tu m’as quitté, j’ai rencontré un druide, un de ceux qui lisaient autrefois dans le présent et dans l’avenir. Je lui ai raconté ton rêve. Il m’a dit : « Une vie pour une vie. » Et ainsi, en sacrifiant cet homme, je t’ai sauvée.

Elle répéta l’air hagard : « Pour moi ! Pour moi ! » Inquiet, il se leva, il l’attira pour l’embrasser. Elle se rejeta en arrière d’un mouvement instinctif ; elle frémissait de colère et de douleur :

— Oh ! pas cela ! pas cela ! gémit-elle.

Et dans une explosion de passion :

— Vous ne m’avez pas sauvée. Vous m’avez perdue. Vous m’avez déchirée de vos propres mains. J’aimais Rhuys. Je lui avais promis la liberté et la vie, et ma vie. Vous avez tout perdu ! Vous avez fait de moi la plus misérable des femmes.

Il la regardait, épouvanté, sans une parole, oppressé par une angoisse affreuse.

— Mais tu vis ! murmura-t-il enfin.

— Il eût mieux valu pour moi que vous m’eussiez tuée, que vous eussiez laissé les prêtresses m’emporter dans leur ronde infernale, poursuivit-elle de la même voix sourde. Tout plutôt que ce que je souffre, que la torture de ces jours et de ces nuits ! Toute ma vie tenait entre les murs de son cachot. Je voulais vous le dire. Et vous l’avez tué avant que je l’aie dit. Nous nous serions enfuis, si j’avais pensé que vous me le prendriez. Je l’aurais mis hors de votre atteinte. Jamais plus vous n’auriez entendu parler de lui.

— Tu m’aurais abandonné ! dit-il avec effort.

— Est-ce que Kenvred, ma mère, n’a pas abandonné son père et son peuple pour vous suivre, après vous avoir vu, dans une bataille et dans un festin ? répondit-elle avec une ironie cruelle. Mieux valait vous quitter que vous haïr ! Je ne voulais pas parler. Je vous excusais. Je disais : « Il ne savait pas ! Il ne savait pas. » Et j’aurais voulu mourir en emportant ce secret, pour que vous puissiez être heureux encore sans penser : « C’est