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tué Raghed. Le meurtrier aimait Gwen. Il était puissant et riche ; les deux familles unirent leurs instances pour que la jeune fille pardonnât et l’épousât. Elle consentit à le recevoir au festin qui précède les noces : tu entends bien ? l’homme qui avait tué Raghed… Elle arriva, parée et magnifique. Elle lui tendit la coupe. Il en but la moitié, elle finit le reste. Et alors elle s’écria : « O Raghed ! pardonne le festin ! Tu savais bien que si je lui tendais la coupe des noces, c’est que cette coupe était empoisonnée. » En effet, ils moururent tous les deux… J’aurais fait comme elle.

A peine un battement de paupières. Elle trouvait cela trè9 simple. Rhuys la regardait avec une admiration croissante.

— Ecoute encore, continua-t-elle. Une autre, Run, eut son mari tué dans une embuscade. Ils étaient dix contre lui. Elle mit trois ans à les atteindre. Ils tombèrent un à un sous ses flèches, tous les dix. Quand elle l’eut vengé, Run se tua elle-même.

Ahès disait vrai. Des gouffres dormaient sous les fronts tranquilles, et les tempêtes qui se levaient dans ces âmes devaient accumuler les ruines.

Et doucement, maintenant, avec des gestes légers d’enfant, elle prit la main de Rhuys :

— Pourquoi est-ce que je raconte ces choses ? Est-ce que je sais ? Mais tu me connaîtras mieux après. Ces histoires me berçaient toute petite. Ma mère m’endormait sur ses genoux en me les contant. Et j’en ai appris d’autres, le long des grèves et près de ces cromlechs, où je vais écouter si les morts reviennent. Je voudrais savoir s’ils ramènent avec eux les chevaux qu’on brûlait sur leur bûcher, et les femmes qui se sont tuées auprès d’eux, ou qui se sont usées à force de larmes.

— Les entends-tu ? demanda Rhuys.

— Rarement. Quelquefois, au moment des guerres, les chevaux hennissent sur la lande. Dans la nuit des âmes, les morts reviennent frapper aux portes des pêcheurs, chargeant les barques d’un poids très lourd, jusqu’aux îles mystérieuses où ils abordent. Moi, je les entends aux jours de brumes. Ils pleurent toujours. Je ne sais pourquoi ils pleurent ainsi…

Il y eut un très long silence. Rhuys se recula encore dans les ténèbres. Il voyait, dans l’avenir, — et quel avenir ! le lendemain même ! — ce doux être de vie plié sous le poids de l’inconsolable douleur. Il comprenait pourquoi les morts pleurent