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un voyage à sparte.

des beaux jours de l’Attique. Mais, pour gagner Sparte, je trouvai d’abord les hauts plateaux de l’Auvergne : même vent frais, même saleté de l’habitant, mêmes force et grandeur monotone dans les ballons. Toutefois, les vaches d’Auvergne, si elles s’avisaient de pâturer sur ces hauteurs, s’y ensanglanteraient le mufle.

Notre voiture était un landau confortable et le cocher vêtu à l’européenne ; mais il se mit à chanter pour lui-même une sorte de plainte gémissante et monotone qui, malgré l’air vif, me tournait le cœur. C’était une chanson si accablée et si gisante qu’on craignait que les mouches ne s’y missent.

Il paraît que les gens compétens distinguent dans cette musique orientale des variantes. Pour notre oreille inhabile, c’est toujours la même note, une note de plain-chant et un développement soudain interrompu. Elle soulève toute mon âme et puis la laisse retomber. Ce n’est rien qu’un coup d’archet, mais qui déclanche en moi une masse de sensations. C’est l’analogue d’une ritournelle qui, dans un bal, met en branle tous les désirs, tous les caprices d’une jeunesse enivrée.

Cette chanson du cocher de Tripolitza fait voir que la vie n’a pas de but et que la société repose sur des opinions absolument frivoles. « Et moi aussi, nous dit ce pauvre homme, j’aimerais d’avoir une belle femme qui me caresserait avec plaisir ; j’aimerais d’être considéré, d’avoir de l’argent. Mais les femmes rendent bien malheureux ; il faut se donner du mal pour faire sa fortune et du mal encore pour la garder. En outre, quel puissant est sûr du lendemain ? » Cette chanson, fatiguée, ce sont des désirs étouffés en leurs germes. « Tout est vanité, répète indéfiniment le chanteur ; les choses qui me semblent les plus belles ne valent pourtant pas que je me désole si je meurs sans les avoir possédées. » Cet humble qui n’a pas fait l’expérience de toutes les occupations humaines ne saurait avoir inventé cette philosophie, mais il l’a respirée dans un souffle qui vient d’Orient, et désormais pour lui elle fait le charme de la vie. Il ne se lasse pas de son refrain. À peine a-t-il exposé sa conception dédaigneuse du monde qu’il a envie de l’exposer de nouveau. C’est sa volupté. Il passe et repasse son archets sur ses nerfs. Il irrite avec délice sa tristesse. Il se caresse comme un matou avec son ronron.

J’excuse, j’admire ce voiturier de se laisser aller à la dérive