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des James que je vois, jusqu’à leurs goûts apparens, portent la marque de la fragilité ; toi seule, sur ce sol mobile, as ce qui dure. »

On doit honorer en Mme  de Stein un magnifique ressort du développement de Gœthe.

Cette amitié fut pour le poète une incomparable excitation morale ; elle lui inspira des besoins plus relevés, une plus haute idée de lui-même et l’amena à sentir la beauté d’une existence vraiment noble. Au contact de Mme  de Stein il lui fut donné de se policer, de se modérer, d’atteindre au calme et à la solidité. Dans le même moment, le peintre Œser et Winckelmann affirmant que la sérénité est le caractère essentiel des œuvres d’art, il réagissait contre l’influence qu’avaient eue sur son génie Shakspeare, Herder et la cathédrale de Strasbourg. Ainsi tout collaborait à former en lui la vierge spinoziste. Mais, pour la parfaire, il sentit la nécessité du climat méridional et du milieu privilégié où naquirent, où subsistent les œuvres classiques. À Weimar, bien que pénétré des sentimens qu’il devait exprimer dans sa pièce, il sentait trop la médiocrité de la vie réelle et bourgeoise.

En septembre 1786, Gœthe s’évade vers l’Italie. Le cruel artiste ! Il avait tiré son bénéfice de Mme  de Stein, et maintenant il la délaisse, il la sacrifie à l’enfant de leur amour. Le 8 septembre, dans l’auberge du Brenner, il retire de son bagage le manuscrit d’Iphigénie ; il prend la vierge pour compagne de route : « Les jours sont longs, rien ne trouble la pensée, et les délicieuses scènes qui m’entourent, loin d’éloigner le sentiment poétique, ne l’évoquent que plus promptement avec l’air et le mouvement… »

Quelle belle organisation pour produire il possède, ce grand homme, s’il n’est point anéanti, désespéré, poussé vers le suicide par la masse des sensations qui le pressent dans ces nuits de septembre, solitaire sur les lacs !

C’est un matin, vers les trois heures, que Gœthe et son Iphigénie partirent de Torbole, avec deux rameurs, sur le doux et sévère lac de Garde. Heureuses vagues qui portez cette petite barque, jeunes rayons qui frappez la cime mobile des bois, vous qu’un Virgile avait déjà favorisés, le poète germain vous saisit, et pour les siècles vous étincelez et vous vous balancez sur la grève imaginaire de Tauride.