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commerce, et lorsqu’il fait crédit aux bonnes volontés particulières.

Malgré tout, un pays à qui l’on a donné ainsi les institutions d’une démocratie libre, et qui n’est pas un pays démocratique parce que les différences des classes y sont trop profondes et qu’aucune n’a des aspirations réellement démocratiques, qui ne saurait être un pays libre parce qu’un grand nombre de ses habitans n’ont même pas la notion de ce qu’est la liberté politique, un tel pays est toujours et malgré tout dans un état d’équilibre quelque peu instable. Si, par un heureux concours de circonstances, un homme supérieur parvient à se mettre à sa tête, à imposer une dictature éclairée, tout en respectant l’apparence des institutions libérales, le pays goûte alors tous les bienfaits de l’ordre au sens le plus étendu du mot. Et l’ordre est un bien pour tous, alors que la liberté n’en est un que pour ceux qui savent s’en servir. Mais si l’homme supérieur vient à disparaître, on peut craindre que tout le développement acquis ne soit remis en question. Cependant, quand l’ordre règne depuis longtemps, ses avantages ont éclaté d’une manière si évidente, il y a tant de gens qui en ont bénéficié et ont intérêt à son maintien, qu’on a le droit d’espérer qu’il survivra à ses fondateurs. Au Mexique, comme en d’autres pays de l’Amérique du Sud, la classe dirigeante ne s’occupait jadis que de politique parce que la politique seule pouvait donner les honneurs, le prestige, le rang social. Après vingt ou trente ans de progrès économiques et de calme politique, il s’est créé d’autres sphères d’activité, il s’est formé une autre classe dirigeante, composée d’industriels, de grands propriétaires, de commerçans, d’ingénieurs, de financiers même, gens que l’on décrie parfois, que l’on peut accuser d’égoïsme et de « bourgeoisisme, » mais qui ont cette qualité d’aspirer à la stabilité et à la régularité. Maintenant que les Latins d’Amérique voient que l’on peut s’élever dans l’échelle sociale autrement qu’en faisant de la politique, il semble qu’on puisse espérer le maintien de l’ordre chez eux. Si cette espérance se réalise, l’éducation du peuple se fera peu à peu, les institutions libres cesseront d’être une apparence pour devenir une réalité, et le siècle qui s’ouvre verra, avant de finir, les grands États latins d’Amérique l’aire contrepoids, pour le bien général de l’humanité, aux fédérations anglo-saxonnes, à la puissante masse slave et aux Empires-rajeunis de l’Extrême-Orient.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.