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entendu prier l’homme humble et patient qui ne l’avait pas maudit au jour du jugement inique… Gradlon avait passé la nuit dans la cabane d’écorces d’arbres. Au matin, il avait vu avec stupeur, comme on le lui avait dit, les buffles sauvages se courber d’eux-mêmes sous le joug pour le travail journalier. Les saints, ces bien-aimés de Dieu, se mouvaient dans la création comme Adam avant la faute. Ils appelaient les bêtes fauves par leur nom, et elles leur étaient soumises. Mais ils avaient de plus qu’Adam l’humilité profonde, et cette compassion ineffable que le Christ radieux apprend à ceux qui mettent leurs pas dans ses pas… Pensif, Gradlon regardait Ronan, l’homme du miracle, aller bien loin puiser de l’eau, et de ces mêmes mains, qui d’un signe de croix domptaient les fauves, apprêter sa pauvre nourriture, cueillir des racines et des fruits pour rendre son hospitalité moins misérable.

Et après Ronan, Gwennolé ! Ahès arrivait au moment, où le saint reprochait au roi son esprit divisé, son cœur faible. Tandis que Ronan avait conquis Quimper au grand souffle du miracle, et que Gwennolé ne comptait déjà plus de païens autour de son abbaye, la Cornouaille demeurait entièrement infidèle. Is était célèbre par ses débordemens et ses folies, par son paganisme si ancré, si profond qu’aucun fruit de salut n’avait pu s’y produire. Et ce n’était pas tout ! La côte était bordée de pilleurs d’épaves. On attirait les navires contre les écueils par des feux mouvans. On les pillait. On massacrait les naufragés. Que faisait donc le roi ? A quoi servait le pouvoir que Dieu plaçait dans ses mains ?

Et comme la voix des prophètes, la voix de Gwennolé s’élevait, menaçante. Il parlait de châtimens exemplaires, de ruine et de mort. Dieu lui-même interviendrait, à une heure que lui seul savait, si l’on laissait ainsi se multiplier l’iniquité. C’est le Dieu qui aime. Mais l’amour a ses représailles, plus terribles que celles de la colère. Gwennolé parlait, ainsi, sévère et triste. Il s’interrompait pour sourire au pâtre, pour tracer sur le front candide le signe de la croix…

Gradlon écoutait la tête basse, inquiet, sentant bien qu’il venait de se souiller d’un nouveau crime, en donnant au druide l’ordre de tuer Rhuys… Mais sa conscience obscure trouvait déjà des excuses. Après tout, la vie de cet homme lui appartenait. Il disposait de son bien. Sans doute, il écoutait les prêtres païens ; il célébrerait un rite païen… Mais qu’importait ! En