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résolution suprême. Elle trouvait à la clarté blanche de la lune, à ces solitudes vierges, un charme apaisant et pur. Sa vie ancienne, sa courte vie d’enfant, lui semblait pareille à ce champ de neige, éclairé d’un demi-jour froid… Puis la chaude lumière était venue… Et qu’elle était exquise, cette heure de l’épanouissement et de la joie ! Tout riait, tout rayonnait en elle ; elle aimait, elle était aimée… Cette fête intérieure transformait tout, rejaillissait sur tout, et semblait faire resplendir jusqu’à cette nuit glacée, jusqu’à cette terre du sommeil et de la mort.

Absorbée dans ses pensées, Ahès ne s’était pas aperçue que les dernières notes du chant mélancolique restaient en suspens. Elle avançait toujours. Maintenant elle surplombait le pli de terrain où s’abritait le troupeau, lorsqu’un cri d’effroi l’arracha à elle-même. Là, à quelques pas, le jeune pâtre courait en appelant ses brebis. Et tout à coup, les chiens hurlèrent de terreur. Une bande de loups se ruaient vers eux à travers la plaine. Que faire ? Ahès était sans armes, et déjà trop loin pour appeler à l’aide. Les loups arrivaient en une course rapide et muette : ils étaient nombreux, étendus en un demi-cercle menaçant. Déjà ils touchaient presque les brebis qui, tremblantes, effarées, s’échappaient à droite et à gauche. Instinctivement, Ahès se baissa pour saisir une pierre, au hasard…

Alors le petit pâtre eut un cri incompréhensible : « Gwennolé, père, au secours ! au secours ! » Ahès connaissait, pour l’avoir entendu prononcer par de rares chrétiens, le nom du saint le plus populaire de l’Armorique. Mais l’enfant était affolé par la peur pour crier ainsi, à travers ses larmes, dans ce désert et dans cette nuit !

Non. L’enfant n’avait pas appelé en vain. Deux fois, Ahès serra ses mains à les briser pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas ; qu’elle n’était pas, comme dans la forêt, le jouet d’une hallucination. Mais non. Elle avait les yeux grands ouverts ; elle était bien certaine d’avoir conscience d’elle-même puisqu’elle pensait : « Si Rhuys était là, il nous sauverait. » De quelque côté qu’elle se tournât, personne ne marchait à travers la lande. Aucune ombre n’avait passé dans la limpidité froide de la nuit : ni un bruit de pas, ni un souffle… Et cependant un homme était là, debout, vêtu d’une robe de moine. Les loups, arrêtés soudain, se couchaient en hurlant devant lui. Il passait entre les brebis et les loups, comme s’il était naturel que les créatures de son