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ennemis qu’ils pouvaient le traîner ainsi dans les fers sans réduire son âme. Elle lui en voulut de cette arrogance. Elle le regarda impérieusement. Il détourna les yeux, tranquille, sans ce mouvement d’admiration involontaire qu’elle arrachait à tous les hommes. Aux fêtes qui suivirent, et, plus tard, dans les récits de guerre que lui faisait Gradlon, elle fut poursuivie par la vision de ce captif qu’elle n’avait pu sentir humilié. Elle se disait que c’était là, sans doute, l’effort d’un moment. Tous les hommes autour d’elle étaient braves, mais si vite abattus par la mauvaise fortune ! C’était même un des traits caractéristiques de cette race mobile, qui passait avec une rapidité incroyable de la présomption à l’abattement. Elle en vint à se demander si Rhuys était un être exceptionnel, toujours aussi dédaigneux de toute douleur ? Il occupait ainsi sa pensée comme un problème irritant… Comment savoir ?

Ahès, un jour, descendit jusqu’aux prisons. Là, peut-être, elle surprendrait quelque plainte. Elle rougissait, maintenant, en se rappelant ces choses. Quel orgueil était donc en elle pour souffrir à ce point de ne pas réduire, de ne pas confondre un prisonnier ?… Elle n’avait surpris aucune plainte. Elle était revenue souvent… Une fois, enfin, elle allait s’éloigner dans l’habituel silence lorsque les premières notes d’un chant arrivèrent jusqu’à elle. Rhuys fredonnait d’une voix monotone et lente, pareille à celle des matelots, dans les nuits en mer. Comment les paroles qu’il disait lui demeurèrent-elles aussi présentes ? Comment apprit-elle le vieil air aussi vite ? Il est vrai, elle s’était éloignée seulement lorsque le prisonnier avait cessé depuis longtemps. Mais les pêcheurs chantaient de longues heures sous ses fenêtres, et les pâtres, près d’elle aussi, dans les landes, et elle ne savait pas quel était leur chant. Et maintenant, lorsqu’elle était seule, pourquoi oubliait-elle jusqu’aux ballades de son enfance pour reprendre, inconsciemment, la ballade de Rhuys :

« Elle est éblouissante, la cime des frênes, longtemps blancs lorsqu’ils croissent dans le torrent ; le cœur malade voit durer longtemps sa douleur.

« Elle est éblouissante, la surface du torrent à l’heure longue de minuit ; toute intelligence doit être honorée ; la femme doit apporter le sommeil à la douleur.

« Elle est éblouissante, la tige du trèfle. L’homme sans courage est gémissant ; les soucis fondent sur le faible.