connaissait si bien les accès de sauvagerie de son humeur que personne ne se serait permis de l’approcher sans être appelé. Elle traversa donc les longues salles vides, et revint jusque dans sa chambre, qui dominait directement la mer. Des lueurs flottaient encore sous de lourds nuages. L’Océan avait au loin une admirable teinte d’un violet sombre, en contraste brusque avec le vert léger des bords. Ahès regardait longuement ce spectacle, dont elle ne se lassait jamais. Elle écoutait les bruits du déclin des jours : les lourds chariots qui rentraient un à un, les sonneries grêles des troupeaux, les pas qui allaient s’éloignant, les voix qui s’éteignaient ; et, à ses pieds, le bruit des vagues courtes, se lamentant commodes êtres qui meurent. Et, peu à peu, engourdie par les ombres et par les sons berceurs, elle ne regarda plus, elle n’écouta plus qu’en elle-même.
— Je l’ai vu !
Elle répéta tout haut, d’une voix changée, la parole qu’elle avait dite à son père. Et sa vie passée, sa courte vie de quelques mois se leva devant elle en un relief très net. C’était d’abord l’annonce de l’arrivée du Roi, après la campagne glorieuse contre les Saxons. Elle avait couru au-devant de lui ; elle s’était jetée dans ses bras. Quelle joie à ce retour ! Elle marchait près de lui. Et, encore à cheval, ce père qui l’idolâtrait lui tendait le plus beau bijou, enlevé aux pirates ; ce collier qu’il avait gardé précieusement pour son enfant, hors des « coffres de joyaux » dont parlent les chroniques. Elle avait souri en vraie Gauloise qu’elle était, folle de parures et de couleurs éclatantes. Et déjà, c’était le défilé des hommes d’armes. Elle saluait joyeusement les chefs par leur nom, les connaissant presque tous, très intéressée à la petite troupe. Et puis, enfin, les prisonniers de guerre…
Elle avait jeté sur eux, elle s’en souvenait, un regard d’orgueil, sans pitié, sans compassion aucune. Ces vaincus relevaient le triomphe paternel, et c’était tout. Ils étaient fatigués de la route ; ils marchaient péniblement, la tête basse, l’air découragé.
Au milieu d’eux, elle l’avait vu.
C’était le plus grand de tous, très blond, une longue moustache tombant des deux côtés île la bouche, les yeux bleus et durs, la mine haute. Ses bras étaient enveloppés de linges sanglans. Ahès songeait que ses chaînes devaient le blesser : mais il se redressa en passant devant elle, comme pour montrer à ses