Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/580

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hais. J’ai peur… Mais il est sous bonne garde. Je me suis plainte au roi, qui l’a fait emmener à Quimper couvert de chaînes. On le jugera demain. Maître, si tu veux savoir quels sont ces hommes, viens donc. Celui qu’on jugera est un des leurs.

— Je ne vais plus parmi les hommes, dit froidement le druide.

— J’irai, et je te soutiendrai, et nous le ferons brûler ! s’écria le barde. L’aigle de Powys arrachera ses yeux.

— Nous viendrons tous, tous…

Ses compagnons s’échauffaient, prenaient parti pour elle contre l’étranger.

— Je suis Kében, la magicienne, dit la femme s’enhardissant à ce succès. Nul ne connaît les philtres et les simples comme moi. Nul, comme moi, ne mêle les trois sortes d’herbes, en chantant, les jours de pleine lune. Cet homme doit savoir pour tant des secrets que je ne sais pas ; ses signes détruisent les miens. Lasse d’attendre en vain mon mari, un jour qu’ils erraient encore en parlant, lui et l’homme vêtu de peaux de bêtes, je suis allée au-devant d’eux, j’ai tendu à l’étranger un breuvage qui lui aurait enlevé le goût de la vie… Il a fait un signe en croix. Le vase s’est brisé dans mes mains. Le soir, je me tordais dans des convulsions, comme si j’étais moi-même empoisonnée.

— Tu mens, Kében, interrompit une voix chevrotante de vieille. Cet homme, à ta prière, t’a guérie.

— Qu’importe s’il m’a guérie ? reprit rudement la sorcière.

Ce qui doit être, sera.

Le druide, qui depuis longtemps semblait loin d’elle, répéta distraitement :

— Ce qui doit être, sera.

Un instant, il fixa sur la magicienne ses yeux vagues, puis il se détourna du côté où la barque avait disparu. Avec elle s’était enfui le chant de sa langue maternelle, la langue de ses pères et la langue de ses dieux, la langue qu’il ne parlait plus qu’aux bêtes fauves ou aux oiseaux de la forêt. Et durement, scandant les mots comme en quelque avertissement prophétique :

— Prends garde, femme, dit-il.

Et dans la langue des aïeux, se parlant à lui seul, il finit les triades célèbres :

« Il y a douze mois <[1] et douze signes. L’avant-dernier, le Sagittaire, décoche la flèche armée d’un dard.

  1. Les Séries. Ce chant est le plus ancien poème celtique connu.