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barde se rapprocha du peuple. Il accorda la rote celtique. Guidé par un enfant, il s’assit sur une pierre tapissée de goémon. Il commença une mélopée triste, aux paroles monotones :

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui me désole cette nuit. C’est le sort fatal de nos frères. Je m’éveille. Je pleure dès l’aurore.

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui cause mon angoisse ; depuis l’arrivée de la nuit jusqu’à minuit, je m’éveille, je pleure jusqu’au jour.

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui me navre cette nuit, qui flétrit mes jours, qui fait couler mes larmes.

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui m’afflige cette nuit, ni d’être moi-même infirme et malade. Ce sont mes frères, ce sont mes contemporains que je pleure. »

Il pleurait, en effet, le barde aveugle. Mais qui aurait pu dire pour qui tombaient ces larmes ? Au bout de quelques instans, il reprit :

« Le rameau vigoureux de la ronce couverte de mûres et le merle sur son nid et le conteur ne se taisent jamais.

« Il pleut au dehors. La fougère est mouillée ; le sable de mer est blanchi ; l’écume des flots est gonflée. La plus belle lumière, c’est l’intelligence de l’homme.

« Il pleut au dehors. L’abri est étroit. La bruyère jaunissante. Le panais maigre. Dieu, roi du ciel, pourquoi as-tu créé un être douloureux comme moi ?

« Il pleut au dehors. Mes cheveux sont humides. Le malade est gémissant ; la montagne à pic, l’Océan sombre, la mer salée.

« Il pleut au dehors. Il pleut dans l’Océan. Le vent siffle…

« Ecoutez tous la vague pesante. Que ses coups sont bruyans parmi les graviers ! Mon esprit est accablé cette nuit.

« Il y a péril sur cette terre mauvaise… »

Soudain, un cri sourd du druide interrompit le poète. Tous entourèrent le vieillard. Là-bas, à la lueur d’un éclair il leur montrait une barque qui, comme un goéland, semblait effleurer le sommet des vagues. Elle était engagée dans les terribles courans du Raz ; mais la barque des âmes se rit du danger, et qui donc pouvait s’aventurer ainsi, en pleine tempête, sinon la barque des âmes ? Deux ou trois formes blanches guidaient l’étroite embarcation ; chose étrange ! en dépit de la rafale, un chant clair, le chant des ombres, parvenait par lambeaux