pas entre temps de fraterniser aux avant-postes. J’ai constaté sans envie ni déplaisir la richesse qui dilate la nouvelle Allemagne ; et je prie les Allemands de ne pas voir un calcul machiavélique dans la simple vue d’historien que je soumets, en terminant, à ceux de mes compatriotes qui me liront.
Cette richesse commence à produire ses effets inéluctables ; des doléances instructives me l’ont appris. La génération des constructeurs s’effraie d’entendre dans l’édifice certains craquemens de mauvais augure : paresse des enfans comblés par le labeur paternel, dissolution des mœurs déjà sensible à Berlin, relâchement de l’ancienne discipline dans les âmes. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour qu’un organisme aussi vigoureux soit infecté par le mal dont meurent à la longue tous les peuples qui ont trop réussi. Mais à mesure que ce mal étendra ses ravages, on verra s’énerver la force qui eut raison de notre faiblesse au siècle dernier.
Quelle était cette force ? J’en demandais le secret à la Germania, il y a vingt ans. Qu’il me soit permis de reproduire ici des lignes écrites à cette époque : ce serait un vain souci de chercher d’autres termes pour exprimer une pensée qui n’a pas varié. — « La force qui nous avait domptés, ce n’était pas la ceinture des bouches d’acier et le poids des régimens : c’était l’âme supérieure faite de toutes ces âmes, trempée dans la foi divine et nationale, fermement persuadée que, derrière ses canons, son Dieu marchait pour elle près de son vieux roi ; l’âme résignée et obstinée vers un seul but, qui depuis trois générations, depuis Iéna, l’avait lentement et patiemment préparé, le mets délicieux qui ne se mange que froid[1]. » — Puisse la richesse de l’Allemagne centupler, fût-ce aux dépens de la nôtre, si l’invincible force morale qu’elle minera fatalement doit passer à ce prix du côté où elle fit défaut. Quand les historiens de l’avenir raconteront les événemens que le cours des choses ramène aux heures marquées par le destin, puissent ces historiens expliquer une interversion des rôles en rendant à une France nouvelle l’hommage que je rendais il y a vingt ans à l’ancienne Allemagne.
EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.
- ↑ Regards historiques et littéraires. — Au pays du Rhin, 1886.