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sort à l’autre bout en belles saucisses et jambons. Quand Tigrane me disait que la force doit céder à l’esprit, je lui laissais voir, sans y insister, que je me méfiais d’un esprit qui, depuis tant de siècles, n’était pas devenu la force.

— Que voulez-vous, lui disais-je, dans le pommeau d’un sabre ou dans une pièce de cent sous, il y a toujours de l’intelligence. À part cela, tous mes respects et surtout mes tendres sentimens aux vaincus et aux pauvres.

Nous eûmes cette conversation par une après-midi de janvier dans les sentiers du bois de Boulogne.

— Je ne veux plus, me disait-il au retour, que vous me promeniez dans ce bois triste comme un cimetière. Tout ce que vous me dites me décompose.

Mes tristesses m’empoisonnent moi-même quand elles ont perdu leur lyrisme et que je les retrouve figées dans un coin de ma mémoire. Ah ! je n’ai pas le bel optimisme de ce Tigrane qui, des malheurs mêmes de sa nation, tirait une promesse de bonheur.

L’Orient, c’est l’acceptation. Tigrane s’attachait avec frénésie à l’Occident courageux. On eût dit l’élan d’un malade vers la guérison. Je n’abordais pas à fond le problème du fatalisme, mais j’indiquais que l’Asie, en voulant croire que l’avenir est réglé d’avance et qu’un grand cœur n’y peut rien changer, atteint à une résignation qui n’est pas sans une sombre grandeur. C’est ce que déniait Tigrane. Il n’avait de sympathie que pour la patience, les ressources et l’élasticité grecque. On trouve le même enthousiasme exclusif chez tous les raïas qui tendent à se libérer du Turc. Quant à nous qui sommes cette pensée occidentale qu’ils veulent acquérir, il est naturel que nous cherchions ce que nous ne possédons pas, et que nous nous tournions parfois vers les jardins de l’Islam.

— Achetez une maison, lui disais-je, dans l’allée des Poivriers, à Athènes. Pour moi, mon rêve demeure une vérandah, pleine d’œillets blancs, là-bas, sur l’Indus, aux extrémités de l’empire d’Alexandre… Combien j’aime aussi ce lac d’un bleu intense dont parlait Ximénès, l’Espagnol né à Avila, et qu’il vit dans les montagnes pleines de neige et de myosotis d’où il embrassait toute la Perse !

Ainsi je me plaisais à contrarier, à exciter Tigrane jusqu’à ce qu’il me dénonçât une nouvelle fois les fermens malsains de l’Asie et je pensais : « Bonheur ! voilà encore qu’il va maudire,