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— Mon cher Tigrane, je vous aime et vous admire de ce que vous voulez être un martyr du patriotisme. Mais avouez tout de même que ce serait trop drôle si, moi, Français, j’allais me faire Arménien. C’est déjà bien beau que vous le restiez. Et, entre nous, sachez qu’à votre insu, vous êtes en train de vous faire Grec.

Tigrane était trop neuf encore pour que je me livrasse avec lui à l’ivresse des dieux, au plaisir cruel de voir tout à fait clair. Il eût dit comme le jeune Saint-Just : « Ils m’ont flétri le cœur. » Je ne lui ai jamais avoué que je croyais fermement à son échec ; il aurait souffert, et, s’il m’avait cru, il serait, tout d’un coup, devenu devant moi un pauvre petit garçon. J’aurais été bien fâché de le détourner et qu’il ne déployât pas ses vertus. J’ai traité ses projets comme j’aurais fait d’un manuscrit qu’il m’eût présenté. J’ai contesté certains détails de l’action de Tigrane, jamais je n’en ai mis en question l’idée fondamentale. Pourtant je lui ai donné quelques indications assez sombres. Je le vois encore, par les après-midi d’hiver, appuyé contre mes rayons de livres. Je lui disais, à propos de l’assassinat de Morès, ce que j’ai vérifié ensuite sur la mort de Villebois-Mareuil, que les préparations d’une mort héroïque supposent un état d’esprit analogue par certains côtés aux prodromes d’un suicide. Quand Byron voulut gagner la Grèce, ses amis l’accompagnèrent jusqu’à son navire qui partit au milieu de l’enthousiasme, mais sitôt en pleine mer, le mauvais temps survint et le contraignit de rentrer au port, où personne ne l’attendait plus. Byron passa trois heures à terre. Il retourna dans la maison démeublée où il avait habité avec la Guiccioli et il pleura. Tigrane et moi nous nous taisions pour entendre les larmes du héros qui s’était tant détruit qu’il n’avait plus qu’à parfaire rapidement sa destruction.

Qu’on ne croie point au reste que mon ami fût un cerveau durci de naissance ou congestionné par son rêve. Tigrane avait une intelligence qui met les choses à leur place. Grande beauté chez un martyr. Elle manque, à mon gré, au Polyeucte de Corneille, tandis que je la vois, par exemple, chez mon compatriote Lasalle, le cavalier de Lunéville, dans cette fameuse soirée de Burgos, où, peu de jours avant qu’une balle le tuât net à Wagram, il devisait avec le sage Messin Rœderer. « Pourquoi veut-on vivre, disait le jeune Lasalle, campé dans ses grandes culottes à la mameluck et tirant des bouffées de sa pipe ? Pour se faire honneur, pour faire son chemin, sa fortune. Eh bien ! j’ai trente-