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un voyage à sparte.

initié, ne fût appelée à conquérir tous les pays où elle n’exerce pas encore son empire.

Sa vue principale, dès lors, fut que l’Arménien, pour fournir de l’excellent, doit se soumettre à la culture hellénique. Il m’en a bien souvent donné la démonstration historique.

— C’est à la conquête d’Alexandre, disait-il, que l’Arménie, jusqu’alors trop soucieuse d’imiter la Perse, se retourna vers l’Occident. Les dieux, les statues, les sophistes et les acteurs de la Grèce furent reçus à Tigranocerte et dans Artaxade… Athènes, Mithridate et le roi d’Arménie unirent leurs efforts contre Rome. Le succès politique des Romains n’entrava point l’hellénisme dans l’Orient. Les professeurs grecs continuèrent de faire l’éducation des riches Arméniens… Plus tard, contre les invasions mazdéennes, puis musulmanes, les Arméniens furent le rempart de toute la civilisation chrétienne. Plusieurs centaines d’années, ils résistèrent, furent piétines, se relevèrent au milieu des neiges, apparurent à l’entrée des défilés, aux abords des cavernes, sur des hauteurs inaccessibles, flore énergique enracinée dans les rochers. Cependant beaucoup de paysans, de riches citadins et de princes passèrent à Byzance. Il y eut une garde arménienne, des généraux, des ministres, des empereurs arméniens…

Cette période triomphante flattait au plus haut point les passions politiques de Tigrane. Pour me la rendre intelligible, il revenait toujours à Jean Zimiscès l’Arménien, qui refoula les Arabes et les Bulgares, et qui perdit, par le poison, la couronne impériale qu’il avait conquise par ses victoires et ses crimes. Tigrane aimait, je crois, ce brutal héros parce qu’il lui voyait des vertus batailleuses qui manquent trop aux doux Arméniens de Galata.

Toutes les nations vaincues et foulées, l’Irlande comme la Pologne, l’Arménie comme la Roumanie, ont des poètes qui lamentent les destinées de leur patrie ; ils enchaînent dans leurs récits les héros fabuleux aux soldats les plus récens de la liberté. Aucun de ces élémens d’émotion ne manquait à Tigrane ; ils faisaient au fond de son âme une chaleur concentrée, mais sa poésie propre était une sorte de philosophie de l’histoire. Il cherchait dans les annales byzantines des leçons utiles au succès de sa cause, et sa constante conclusion, c’était qu’il fallait lier les destinées de l’Arménie à celles de la Grèce.