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En 1896, Tigrane réapparut en chair et en os. Il fuyait de Constantinople et venait de passer par Athènes. Il reprit tout de go ma conversation de 1893 sur la nécessité de vivre d’accord avec les morts de sa nation, il voulait vivre et mourir pour sa malheureuse Arménie. Quant à moi, il venait m’offrir le rôle d’un Byron. Il fallait que je le suivisse dans une série de conférences, puis en Grèce, pour organiser une descente de volontaires en Cilicie.

On pense si je regardai avec soin ce pèlerin ! J’avais, dès notre première rencontre, discerné qu’il portait en lui un inconnu de poésie ; mais cette fois-ci, le jeune lettré cosmopolite s’était évanoui. La chrysalide aux beautés d’emprunt avait mué ; je me trouvais en face d’un patriote et d’un apôtre.

Tigrane avait de naissance une âme désireuse d’attirer sur soi la sympathie des autres âmes et une organisation mobile à qui tout milieu morne eût été insupportable. Mais il existe des milliers de jeunes gens de cette sorte. Ce qui m’émut, ce fut de voir les meurtrissures et les stigmates d’une nation défigurant la beauté naturelle d’un individu. Mon fragile et fier Tigrane était préparé pour être un jeune aristocrate, et les circonstances voulaient qu’il fût un esclave, ou bien un révolutionnaire, ou bien un exilé. C’était un enfant malheureux.

En méditant sur une telle vie, je me convainc que c’est une grande chance d’être né Français, fût-ce dans une France diminuée. L’Arménien Tigrane ne pouvait connaître qu’un idéal désespéré. Il n’en avait pas conscience les premières fois que je le vis, car il sortait de faire ses études au collège d’Arcueil et puis de voyager en Amérique. Mais, en 1896, un long séjour à Constantinople venait de lui révéler sa race, son cœur et son destin.

On peut imaginer ce qu’avaient été les frémissemens de ce jeune homme formé par une double culture anglaise et française, quand il trébucha dans les cadavres des siens jetés en travers des rues de Péra et qu’il entendit la maxime des Turcs : « L’arbre doit être privé de ses branches, mais non pas déraciné, car il s’agit que les enfans instruits par l’exemple grandissent dans la soumission et servent de nouveau avec fidélité. » Quel tragique déniaisement pour un garçon à peine majeur ! Il se chercha et se trouva dans ses morts. Il se comprit comme l’un des points les plus consciens de sa race et ne voulut point douter que la raison occidentale, à laquelle nos collèges l’avaient