Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/498

Cette page a été validée par deux contributeurs.
492
revue des deux mondes.

grâce un peu raide. C’était un fragile morceau d’ambre, dégageant un précieux arôme intérieur. J’appris avec curiosité qu’il venait de Constantinople, et je fus émerveillé, quand il me raconta que sa famille avait passé par Bagdad. Cela me changeait de Neuilly, de Boulogne et de Billancourt. Pour l’instant, il suivait un traitement d’hydrothérapie dans une maison de repos du boulevard d’Argenson. Ses yeux étaient trop grands, ses membres frêles et ses gestes un peu contractés ; il parlait d’une manière précise, avec une sorte de fierté et l’on se plaisait tout de suite à le traiter en jeune prince d’Orient.

Comme on propose à un invité le tour du propriétaire, j’offris à Tigrane de me suivre chez les marchands de vins où j’avais des mains à serrer.

Ce jeune flatteur trouva qu’on y parlait trop peu du Jardin de Bérénice.

— En vérité, lui répondis-je, ce qui me gêne chez les mastroquets, ce n’est pas ma soif d’égards. C’est, tout au court, mon manque de soif. Le petit-bleu, le petit-blanc, le mêlé-casse, le marc-teint me dégoûtent également. Ah ! ce serait plus agréable de respirer des roses à Chiraz que de trinquer sur le zinc ! Mais ne trouvez-vous pas que l’agréable nous débilite l’âme ? Ce qui me plaît dans les besognes où vous me surprenez, c’est précisément que je m’y contrarie. Il y a du plaisir à faire quelque chose d’extrêmement ennuyeux, à se porter de tout son corps contre un obstacle. D’ailleurs, ces médiocrités sont les moyens d’une œuvre magnifique, et, si j’avais plus d’énergie généreuse, sans doute que je saurais réconcilier cette réalité avec mon idéal.

Là-dessus, je lui exposai quelques-unes des thèses déterministes, connues aujourd’hui sous le nom de nationalisme.

Elles flattent vivement un individu un peu fier, parce qu’elles le prolongent dans le passé et dans l’avenir de sa race ; elles lui permettent de sentir que l’humanité vit dans une étroite élite, où de lui-même il se place.

— Ainsi, mon cher monsieur, disais-je à Tigrane, vos ancêtres vous ont préparé sur la rive de l’Euphrate et dans la Mésopotamie, d’où vous êtes venu en Perse pour habiter aujourd’hui Constantinople. Certainement votre sensibilité différente de la nôtre vous permet de goûter, mieux que je ne puis, les musiques monotones de l’Orient et les motifs décoratifs indéfiniment répétés et divers des Alhambras musulmanes. C’est par là que