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un turban, peuvent susciter d’agréables rêveries chez un voyageur désintéressé, mais Tigrane disait avec mépris : « Le Turc, devant l’immensité de son créateur, est de la poussière qui redevient poussière ; devant l’omnipotence du Sultan qui le nourrit, il est un fonctionnaire qu’on remplace. Sa raison est esclave dans le domaine moral comme son corps dans le domaine politique, et la corde dont il ceint avec orgueil son front rasé apparaît sur les pierres mortuaires comme l’emblème dernier de la servitude. »

En circulant aujourd’hui parmi les asphodèles du Céramique, je comprends d’une manière sensible que, dans la pire détresse, Tigrane se mettait à l’école de ces tombeaux antiques ! Son imagination, hantée par les supplices où des milliers d’enfans de sa race moururent, aimait à se prémunir contre un destin atroce en méditant le calme souverain de ces séparations…

Sur les monumens funéraires d’Athènes, on voit le mort assis devant sa tombe et qui prend congé de ses amis. Nulle angoisse, aucun abattement ; c’est un fruit qui se détache ou le soleil quand il se couche. Un honnête homme se retire d’une honnête compagnie.

Voici un vieillard et sa fille morte. Que pense le père ? On distingue sa douleur. Mais cette fille ? Comme elle est calme ! En regard de son indifférence, j’évoque le cri terrible, que me citait Alphonse Daudet, d’un enfant du Nord malade, veillé par les siens, et qui, dans la nuit, chuchote : « Père, cela me fait tant de peine de mourir ! » Une telle plainte nous étouffe d’angoisse, mais au Céramique, on accepte la mort. Toutes les vertus que contient le mot « dignité » sont réunies sur cette vierge. Dans les sérails de l’Orient, elle introduirait la fierté d’une âme libre. On reçoit d’elle une préparation pour entendre la Myrrha de Byron, qui, asservie au barbare charmant, par l’amour plus que par des chaînes, veut l’helléniser, l’affranchir de ses vices. — Ailleurs, deux jeunes gens armés du casque, de la lance et du bouclier, se donnent l’adieu. Leurs jeunes femmes, dont l’une debout s’appuie légèrement sur sa compagne assise, regardent au loin, et de la main droite désignent, rappellent ces héros distraits. Près de quitter les plaisirs et la tendresse, ils ne pensent qu’à leur gloire. — Sur un autre marbre, le mort, un adolescent qui tient un bâton et qu’accompagne son chien, plonge au loin un regard pensif. Rien ne marque pourtant qu’il regrette