Avec quelle souplesse Sophocle se plie aux dures nécessités ! quel sens aristocratique ou politique de la vie ! Il a très bien vu qu’il serait également dangereux de sacrifier Antigone à Créon, ou Créon à Antigone. On avait ouvert dans Thèbes un conflit sans issue entre l’État et la famille, mieux encore entre la vie sociale et le droit de la nature. Ces forces se niaient l’une et l’autre. Il fallait régler le problème en supprimant les deux termes, je veux dire les deux personnages inconciliables.
Sophocle avait cinquante-cinq ans lorsqu’il écrivit sa pièce. Ce n’est plus un jeune poète qui subit tout le prestige d’une figure héroïque ; il jouit des belles parties d’une telle nature, mais garde un juste sentiment du paysage général. Une fleur tournoie sur un gouffre. Derrière cette frêle vivante, l’homme mûr surveille tout l’horizon. Il était utile à la paix sociale et à l’ordre moral qu’Antigone et Créon disparussent. Rien que par cette solution, Sophocle méritait le poste de stratège auquel il semble bien que ses auditeurs l’élurent.
X. — MON AMI TIGRANE, DISCIPLE DES STÈLES DU CÉRAMIQUE
Pourquoi suis-je revenu si souvent parmi les blanches stèles du Céramique ou du musée de Patissia ?
C’est en commémoration de l’influence virile qu’elles eurent sur celui de mes amis qui m’a le plus émerveillé : je veux parler d’un jeune Oriental, l’Arménien Tigrane, qui faisait avec tout de la poésie et qui, durant plusieurs années, guida mon imagination dans le monde asiatique. Il servait là mon goût bien involontairement, car sa raison contredisait avec violence l’Orient. Il avait étudié auprès des plus doctes imans, mais sous les poivriers d’Athènes, son cœur ne voulut plus connaître que les trésors de l’Occident. Il y satisfit son dégoût des conceptions familières aux masses asiatiques et son enthousiasme pour nos méthodes de pensée. Il ne m’a jamais répondu qu’à contre-cœur si je l’interrogeais sur les cyprès qui ombragent les tombes d’Eyoub, ou bien sur les barques rapides du Bosphore et de la Corne d’Or. Il haïssait ces turqueries. Les cimetières de Constantinople, ces champs de ronces plantés d’innombrables pierres que couronne