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reproduit le noctambulisme peu édifiant de nos boulevards. Je l’ai retrouvée à Magdebourg, à Leipsig, à Francfort, provinciales boursouflées à l’instar de la capitale : le trait nouveau de la physionomie s’accuse surtout dans les palais proéminens des grandes banques ; ils s’érigent entre les édifices impériaux et municipaux, ils disent l’ambition d’une puissance jalouse d’égaler les anciennes seigneuries : résidence princière, caserne, université. Francfort nous semblait jadis emplie par la petite maison de Gœthe. L’homme qui me la rouvrit promena ses doigts sur le clavecin de Friederici que le poète mentionne dans ses Mémoires, et où sa mère jouait l’ariette : solitario bosco umbroso… Des notes grêles, chevrotantes, sortirent de la boîte ; elles détonnaient étrangement sur tout ce que je venais de voir et d’entendre, comme si elles eussent soupiré le vieil air dans une tempête de cuivres wagnériens : voix faible et surannée, voix sacrée d’une autre Allemagne, âme de revenant dépaysée dans le fracas utilitaire de la nouvelle.

Au Niederwald, sous la Germania.

Avant de repasser le Rhin, je suis remonté au Niederwald. La statue de la Germania, je le savais d’ancienne expérience, est une amère, une utile conseillère. J’ai voulu rassembler devant elle les impressions que je rapporte. Comme j’atteins le sommet où elle trône, un orage arrive de par-delà les grands hêtres ; des nuées livides coiffent la femme de sombre airain, l’enveloppent de rafales et d’ondées, vont s’écrouler sous ses pieds dans le fleuve. Par instans, le ciel redevient d’azur, il sourit à la main tendue qui lui offre le globe ; le soleil libéré jette une nappe de lumière sur ce paysage qui retrouve sa grâce habituelle, sur les vignobles, le Rhin sinueux, la plaine mayençaise.

J’ai vu la nation que cette femme représente et protège : nation faite à son image, comme elle sérieuse, solide, prospère. La trempe de son arme de défense, — ou d’attaque, — donne raison au refrain patriotique gravé sur ce socle : « Ferme et fidèle veille la garde au Rhin. » Ces jours derniers, dans le Taunus, des fractions d’un régiment d’infanterie manœuvraient. Je les examinais aux réunions du soir, où le soldat chante, aux rassemblemens du matin, où il travaille. La qualité de ce soldat n’est pas diminuée ; il est toujours dans la main du chef, en bonnes conditions physiques et morales, si l’on en juge par sa gaîté du soir ;