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un voyage à sparte.

et j’aurai rempli mon devoir, car j’ai plus longtemps à plaire aux morts qu’aux vivans. Je dois reposer avec eux à jamais… »

« … Je satisfais ceux à qui je dois plaire. Je m’arrêterai quand je ne pourrai plus agir… »

« … Tu vis encore, mais moi, depuis longtemps, je suis morte à la vie pour servir celui qui n’est plus. »

Par de telles sentences, lourdes d’un sens social, cette violente fille se désigne comme la sainte patronne de ceux qui veulent donner, jusqu’au bout, témoignage à leur maison, à toutes leurs traditions, fût-ce sans autre espoir que d’accomplir une vie qui soit une note juste. Ce n’est pas un médiocre rôle qu’Antigone nous propose ainsi. Les empereurs Marc-Aurèle et Julien furent de tels témoins du monde antique périssant. Nous ne pensons pas à monter dans les barques légères, heureuses, qui s’en vont courir des destins inconnus, mais nous voulons persister et faire bonne figure, sur le vieux sol traditionnel : le seul où nous adapte notre préparation et hors duquel il ne vaut plus de vivre.

Depuis dix années que j’aime Antigone, elle ne m’a pas laissé une fois insensible. Si les circonstances me devaient décevoir, ses chants véridiques seraient mon refuge et, je crois, ma consolation. De ces minces pastilles que mon regard allume, monte une fumée qui m’enveloppe, m’isole et me donne une paix funéraire.



J’ai vu Mme  Bartet jouer Antigone à la Comédie-Française. Elle était exquise de goût, de plastique et de douceur, mais elle trahissait Sophocle. Cette chantante Mme  Bartet amoindrit toute l’œuvre, quand elle hésite à nous montrer les colères d’Antigone que tourmentent ses nerfs et son désir de gloire. En édulcorant de tendre amabilité son rôle, elle annule l’invention infiniment riche, souple de deux sœurs qui semblent pareilles, mais dont l’une est déesse, et l’autre à notre mesure.

On ne distinguait d’abord sur ces deux filles que de la jeunesse et quelque chose d’étincelant ; elles semblaient interchangeables. Mais qu’un choc les bouleverse ! Antigone est une sœur d’Achille. Elle porte en elle un démon qui l’isole et la rend sublime, en même temps que douloureuse et mal agréable. Je vois