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avec le cardinal Borromée, comme la visite du jeune artisan au lazaret des pestiférés, jamais un romancier n’a rien écrit de plus touchant, ni qui joigne à sa poignante vérité humaine plus de beauté artistique. Les scènes du lazaret, notamment, sont composées avec une pureté de lignes et un équilibre qui, malgré l’allure cursive du style, leur prêtent la grandeur héroïque d’une tragédie de Gluck ; et le sentiment religieux qui s’en dégage pénètre en nous, parfumé d’une douceur si musicale que je ne crois pas que personne puisse jamais se défendre de le ressentir. Extrêmement imparfaits au point de vue de l’idéal particulier du roman historique, les Fiancés sont, à coup sûr, l’un des plus beaux romans chrétiens qui existent, l’un de ceux dont la portée pieuse se lie le plus intimement à l’intrigue romanesque. Et que la Divine Comédie et les Fiancés, ces deux œuvres les plus foncièrement classiques de la littérature italienne, se trouvent être, l’une et l’autre, des œuvres religieuses, employant leur art au service du dogme catholique, n’est-ce point un phénomène littéraire digne d’être noté, sauf pour les sociologues à lui attribuer telles causes ou telles conséquences qu’il leur semblera bon ?


Il est certain, en tout cas, que tous les compatriotes de Manzoni s’accordent à admirer ses Fiancés, à les aimer, à en être fiers comme d’une gloire nationale. « Le Roman, » c’est ainsi qu’ils les appellent ; et l’hommage qu’ils leur rendent par-là est d’autant plus éloquent que leur pays, avant et après Manzoni, n’a certes pas manqué de bons romanciers. Aussi n’aura-t-on pas de peine à comprendre l’agréable émoi que vient de soulever, dans l’Italie entière, la publication des premiers brouillons du fameux roman, ou plutôt d’une première version qu’en avait écrite l’auteur, et qui contenait une foule de passages coupés, ou tout à fait remaniés, dans la version imprimée.

Car, depuis le 24 avril 1821, où il a commencé à écrire son récit, jusqu’aux derniers jours de septembre 1826, où il a achevé de revoir les épreuves du troisième et dernier volume, Manzoni n’a jamais cessé de corriger son texte, avec une conscience et aussi une intelligence dont les brouillons récemment mis au jour nous apportent la preuve. Ces brouillons viennent d’être publiés en deux volumes dont chacun est précédé d’une très savante et très intéressante préface, par l’un des meilleurs historiens et critiques de la littérature italienne, M. Giovanni Sforza, directeur des Archives Royales de Turin. La première préface est consacrée à la genèse des Fiancés, la seconde à l’accueil qu’a reçu le roman dès son apparition. Toutes deux abondent