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papetier de la place de la Collégiale, à San Gimignano, j’achetai, pour deux lires, une édition populaire des Fiancés, le seul livre qui se trouvât là avec quelques Clefs des Songes, des recueils de prières, et une Biographie de Garibaldi. Le soir, dans la diligence, je lisais, à mon tour, les aventures du fileur de soie et de sa fiancée ; et il me suffit d’atteindre au récit de l’entrée de Renzo à Milan pour que, désormais, le roman de Manzoni me devînt aussi cher qu’il l’était au jeune ouvrier de San Gimignano, aussi cher qu’il a toujours été, et le restera toujours, à tous ceux qui auront le courage d’en affronter la lecture, pourvu seulement qu’ils ne se promettent point, à l’avance, de s’y ennuyer.

Le fait est que, dans toutes les littératures et de tous les temps, il y a peu de romans d’une beauté plus charmante que celui-là. Non certes qu’il soit parfaitement beau ; et la langue, en particulier, toujours infiniment vive et spirituelle, n’y a point la richesse musicale que l’on aurait pu attendre d’un poète qui n’était devenu romancier que par occasion. Peut-être aussi Manzoni, se méprenant sur les conditions du genre, alors tout nouveau, du « roman historique, » a-t-il eu tort de vouloir faire une part trop directe, dans son livre, à l’histoire proprement dite, lorsqu’il a intercalé, parmi les scènes imaginaires de son intrigue, des chapitres tout à fait indépendans de celle-ci, et consacrés à l’exposition des grands événemens politiques ou sociaux de la première moitié du XVIIe siècle. C’est ce que lui a reproché Gœthe, dont on sait l’admiration enthousiaste pour les Fiancés. Mais ces chapitres mêmes ne nous paraissent, comme à Gœthe, « secs » et « inutiles » qu’en comparaison de la délicieuse saveur du récit où ils s’entremêlent. Conçu plus maladroitement que les romans de Walter Scott au point de vue historique, la vérité est que le roman de Manzoni n’est pas du tout un « roman historique, » et que l’histoire n’y est qu’un prétexte à la peinture de sentimens et d’actions d’une réalité constante et universelle. Pour la part de vérité « purement humaine » qu’ils renferment, les Fiancés n’ont d’égal, dans toute la littérature romanesque, que les chefs-d’œuvre de Balzac, qui d’ailleurs, probablement, ne sont pas sans leur devoir quelque chose, comme à Hoffmann et à l’auteur des Chroniques de la Canongate. Les paysages et les figures y ont une vie à la fois si simple et si forte que, aujourd’hui encore, ils se ressentent à peine de la date du livre ; et n’y a pas jusqu’à la couleur locale qui, en somme, ne nous soit assez indifférente, dans ces figures du roman, tant le génie de l’auteur a su les rendre « humaines, » en même temps qu’italiennes, en pénétrant jusqu’au plus secret de leurs