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qu’il méprise et quel scrupule l’empêcherait de lui jeter ce défi ? En privant les descendans des grandes familles de tous leurs droits, on les a affranchis de leurs devoirs ; ou plutôt ils n’en conservent qu’un, le seul qu’on ne puisse leur enlever, et qui est de faire durer cette famille et ce nom qui ont déjà duré pendant des siècles. Ils s’y prennent comme ils peuvent, et comment s’étonner si les seuls moyens que leur laisse notre triste époque sont eux-mêmes des moyens « dégoûtans ? » Sophismes ! si l’on veut, mais auxquels Mauferrand peut être incliné par cette disposition de sa nature que l’auteur a eu soin de nous signaler : le besoin de luxe, le goût d’une vie ornée, d’une existence encadrée dans un décor fastueux. Que ne fera pas ce viveur, engourdi par la fête, pour retrouver autour de lui, jusqu’à son dernier jour, cette atmosphère de plaisir et de beauté ?

Ou bien va-t-il imposer à Bertrade le mariage Chaillard ? Et pourquoi pas ? Bertrade aime un cousin à elle, gentilhomme campagnard, avec qui elle se trouve en parfaite conformité de goûts. Elle souffrira de renoncer à ses innocentes fiançailles ; elle souffrira doublement d’être liée à un homme qui représente à ses yeux les plus mauvaises entre les puissances nouvelles. Mais c’est une fille obéissante, c’est une chrétienne résignée, c’est une aristocrate qui, elle, ne renie aucun de ses devoirs ; elle est, comme l’Iphigénie de Racine, prête pour le sacrifice. Qu’on lui persuade qu’elle seule peut, par ce mariage d’argent, sauver la famille, et qu’elle doit à l’intérêt collectif cette immolation personnelle, elle ira à l’autel en victime, mais elle y ira. Il suffit que l’ordre lui en soit donné ; et on ne voit pas bien ce qui empêche Mauferrand, chef d’une illustre maison, de lui donner cet ordre au nom de toute une lignée d’ancêtres. Il sait de reste que les Mauferrand se sont fréquemment alliés à des familles de financiers, et qu’ils ont largement usé du procédé classique pour fumer leurs terres ; il peut croire qu’il continue la tradition. D’ailleurs il n’aime pas sa fille et il a l’obscur sentiment qu’il ne peut en être aimé ; il a, toute sa vie durant, donné les preuves d’un égoïsme féroce, inlassable et impitoyable. Nous ne serions aucunement surpris de voir Mauferrand devenir le beau-père de Chaillard.

Dans la première hypothèse, c’est donc que l’auteur aurait voulu insister surtout sur la veulerie où une longue habitude de la vie inutile aurait noyé le caractère de ce gentilhomme ; dans la seconde, c’est qu’il aurait voulu nous mettre sous les yeux un phénomène de monstrueux égoïsme. Mais dans l’une ou dans l’autre, il aurait donné une réponse à la question dont il a provoqué l’examen. Il