Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/454

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est en effet une question que pose l’auteur, et à laquelle il aperçoit diverses réponses, entre lesquelles il choisira la plus vraisemblable et la mieux en accord avec les données du problème telles qu’il les a lui-même disposées. De là vient tout à la fois l’intérêt dramatique et l’intérêt humain de son œuvre. Dans Bertrade voici la question que pose M. Jules Lemaître : Comment un grand seigneur, qui a conservé un certain sentiment de l’honneur et tout au moins le préjugé du rang, va-t-il se comporter, pour échapper au désastre qui menace de l’engloutir ? Deux solutions se présentent à lui, toutes deux procédant logiquement d’un même fait, à savoir qu’un grand nom conserve, encore aujourd’hui, une valeur marchande. Le duc de Mauferrand a une fille ; cette fille, qu’il connaît à peine, qui a vécu loin de lui, qui a reçu dans un château de province une éducation très antique, a le respect des traditions, l’horreur de toutes les vilenies et de tous les compromis pour lesquels notre époque est si indulgente. Or un brasseur d’affaires, Chaillard, s’est mis en tête d’épouser la fille du duc de Mauferrand. Ce Chaillard est colossalement riche, et il peut faire de nouveau couler le Pactole sur les terres de la vieille famille ruinée ; c’est d’ailleurs un forban et une brute vaniteuse. Mauferrand peut vendre sa fille à ce brigand. D’autre part, le duc a reconnu dans une dame aux allures très respectables, et qui s’est introduite sous le prétexte de quêter pour quelque œuvre pieuse, une ancienne à lui, la petite Pâquerette, qui chantait si faux jadis à Bobino. C’était le bon temps, sous l’Empire, quand régnait le tyran, pendant les dix-huit années de corruption. Et les deux survivans de cette époque lointaine évoquent leurs souvenirs, en un bout de dialogue qui est une pure merveille et qui a mis la salle en joie. Reste à savoir ce qu’est devenue Pâquerette depuis tant d’années que le duc l’a perdue de vue, et comment s’est opérée en elle une si complète transformation. C’est une personne de tête, elle a su faire une belle carrière. Sa spécialité était de se consacrer aux poitrinaires riches. Elle a épousé le dernier en Autriche, est devenue comtesse de Rommelsbach, et, maintenant veuve, revenue en France, assoiffée de considération, elle entrevoit ce rêve de devenir duchesse. Mauferrand peut se vendre à cette gourgandine. — C’est entre ces deux partis que l’auteur lui a donné à choisir et c’est dans cette alternative que réside toute la pièce.

Va-t-il épouser les millions de Pâquerette acquis de la façon que vous savez ? Ce serait raide, comme dit le notaire ; ce n’est pas impossible. Mauferrand est d’avis que nous vivons dans une « époque dégoûtante. » Pourquoi donc ménagerait-il les susceptibilités d’une société