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une récente conférence qui a été très discutée et furieusement attaquée. Mais je crois que, cette fois, il avait raison contre la galerie. Il avait eu l’audace de dire que Shakspeare a une philosophie et que cette philosophie est franchement pessimiste. Une race qui a fait fortune dans le monde par l’optimisme à outrance, ne peut pas laisser dire que son plus grand poète est pessimiste !

J’ai indiqué ici, à propos des Sonnets, et dans les Débats, à propos de l’énigme baconienne, les principaux traits de la philosophie shakspearienne. Il l’avait puisée chez les plus grands maîtres penseurs du XVIe siècle, qu’il était tout aussi capable de comprendre que l’auteur du Novum Organum, et peut-être davantage. Il était pessimiste, indubitablement. Ce pessimisme circule à travers toute son œuvre, s’accentue, se passionne, s’exaspère dans les drames du milieu de sa vie, se tempère, se résigne et s’élève dans les derniers.

M. Bernard Shaw a raison, également, de dire que les pièces de Shakspeare sont très mal faites, et lorsqu’il affirme avoir composé des comédies mieux construites que As you like it, il n’est pas si ridicule qu’il en a l’air. Shakspeare serait absolument de son avis s’il revenait au monde. Il nous dirait : « Qu’importe l’intrigue ? J’ai pris les miennes çà et là, un peu partout. Sur trente-neuf drames que j’ai laissés, une fois seulement, je me suis donné la peine d’inventer le sujet, et c’est une de mes plus mauvaises pièces. Le génie est dans l’expression. » Imaginez Shakspeare se présentant chez M. Scribe avec le manuscrit de As you like it. Que lui aurait dit le grand pontife de la pièce bien faite ? « Jeune homme, il y a quelque chose en vous, mais il faut d’abord remettre votre pièce sur ses pieds. » C’est ce « quelque chose » qui est tout pour M. Bernard Shaw et aussi pour nous. Et cette admiration de notre contemporain pour la pensée du grand dramaturge, indépendamment du moule dramatique où il l’a jetée, nous avertit que, chez les personnages de M. Shaw, nous devrons nous attacher non à ce qu’ils font, mais à ce qu’ils disent, et que, dans son théâtre, il sera question de tout, mais qu’il ne se passera rien.