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pourtant, presque toutes, sont jeunes ou encore jeunes, et il me semble, après avoir parcouru d’un bout à l’autre la quadruple ou sextuple haie de métiers, en avoir vu très peu de vieilles. La journée est de dix heures, comme le veut la loi, avec une heure et demie ou deux heures d’interruption pour le repas de midi. Auprès de chaque métier est un tabouret sur lequel l’ouvrière peut de temps en temps s’asseoir, tout en surveillant son travail, et se délasser de cette longue station debout, si pénible et parfois si dangereuse pour la femme. De toutes façons on s’ingénie à réduire l’effort au moindre effort, et, par une suite d’applications heureuses, on y a en partie réussi. Les métiers à la Jacquard y ont grandement contribué, en permettant à un ouvrier de produire sans aide, sans tireur de lacs, les étoffes les plus compliquées. Ils y ont contribué directement : « grâce à eux, la fabrication des étoffes dites façonnées, c’est-à-dire de celles dans lesquelles on représente des fleurs, des dessins, ou que l’on broche d’or et d’argent, est maintenant plus facile, plus prompte qu’autrefois et moins fatigante, à durée égale de travail ; » et indirectement, pour les tisseurs en chambre : la « hauteur du métier Jacquard force les propriétaires et constructeurs de maisons d’espacer beaucoup les planchers, et, par conséquent, de donner abondamment de l’air et de la lumière dans l’intérieur des logemens. Enfin, ce métier a fait supprimer la classe entière des tireurs, qui était composée d’enfans, dont la constitution, m’a-t-on assuré, se détériorait toujours par la grande fatigue à laquelle ils étaient soumis et par les attitudes vicieuses qu’ils étaient obligés de prendre[1]. »

Néanmoins, et bien que son invention fût destinée à épargner à tant de victimes tant de misères, Jacquart fut d’abord, comme beaucoup d’inventeurs, la victime de son invention. Quelles épreuves il dut traverser, Andrew Ure l’a raconté en une page très intéressante :

« L’histoire de l’introduction du métier Jacquard[2] est une leçon des plus instructives sur l’avantage de la libre communication et de la rivalité entre deux pays. L’inventeur de ce beau mécanisme était originairement un obscur fabricant de chapeaux de paille, qui n’avait jamais appliqué son esprit à la mécanique automatique, avant d’avoir eu l’occasion, par suite de la paix

  1. Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, I, 370.
  2. Ure et Villermé écrivent « Jacquart. »