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soie. Un même établissement fait l’une ou l’autre de ces opérations, rarement deux, jamais toutes à la fois.

C’est une opinion commune à Lyon, et comme un sujet de fierté, que l’organisation du travail n’y ressemble pas à ce qu’elle est ailleurs et « déconcerte les étrangers curieux d’étudier notre industrie si insaisissable dans ses contrastes et son originalité[1]. » Au seuil de la fabrique lyonnaise, si vous en croyez les regards et les sourires de bienveillante, mais sceptique indulgence qui vous accueillent, vous êtes au seuil du mystère. Isis ne se dévoile qu’aux habitans de la Croix-Rousse. Quant à l’organisation elle-même du travail, autant qu’un « étranger curieux » peut en juger, l’originalité, de cette industrie réside principalement en ce que le « fabricant » ne « fabrique » pas. Il ne produit pas la soie, il l’achète ; il ne la file pas, il la reçoit toute filée ; il ne la teint pas, il la fait teindre ; il ne la tisse pas, il la fait tisser ; jadis, avant le métier mécanique, par des ouvriers travaillant chez eux, avec quelques compagnons ; et maintenant, depuis que le métier mécanique l’emporte, — on en comptait déjà, en 1888, plus de 20 000 dans les treize départemens de la région lyonnaise, — en usine, par des entrepreneurs, qui ne sont pour la plupart, comme l’étaient les vieux canuts, mais en grand, que des chefs d’atelier à façon. En somme, le métier n’appartient pas à qui appartient le fil, ni le tissu à qui appartient le métier : le « fabricant » fournit la matière, on lui rend la marchandise[2].

Mais cela, c’est connu. C’est une forme antique, et périmée autre part, de l’organisation du travail. C’était l’organisation du travail, précisément dans l’industrie textile, avant l’industrie concentrée, avant le moteur général, avant l’introduction de la vapeur, du temps de l’industrie sporadique, dispersée, à domicile ; avant l’usine, du temps de l’atelier de famille. Des faubourgs et de la campagne, les tisserands venaient ainsi chez le maître chercher le fil, la laine ou le coton, et, la façon achevée, ils rapportaient l’ouvrage. Plus tard, on adapta, on plia cet usage au régime de la fabrique, Villermé l’a remarqué pour Reims et pour Sedan : « Dans les campagnes, où il n’y a

  1. La Fabrique lyonnaise, p. 25.
  2. « Des 188 établissemens de tissage mécanique de la soie recensés dans notre région sur le rôle des patentes de 1888, 34 seulement appartiennent en propre aux fabricans lyonnais, les 154 autres ont été créés par des entrepreneurs de travail à façon. » La Fabrique lyonnaise, p. 25.