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l’évolution naturelle de la langue générale, et ce qui n’appartient qu’à lui, Pascal ou Bossuet, Corneille ou Racine, Molière ou La Fontaine, Mme de Sévigné ou Saint-Simon ? M. Ferdinand Brunot, à qui sont dédiés les deux livres de M. Gohin et de M. François, et de qui j’ai sous les yeux, en ce moment même, le premier volume d’une remarquable Histoire de la Langue française[1], la seule d’ailleurs que nous possédions, ne manquera certainement pas, dans les suivans, de rencontrer, chemin faisant, ces difficultés, qui sont grandes ; — et de nous en donner la solution.

En attendant, je le répète, il ne semble pas que la transformation de la langue au XVIIIe siècle, par rapport à la langue du siècle précédent, ait été très profonde. Elle aurait pu l’être ! Si les écrivains avaient docilement suivi les grammairiens et les philosophes, il se pourrait que la langue générale, renonçant décidément à toute intention d’art, fût devenue un système d’algèbre ; et de fait, elle l’est devenue en quelque mesure. C’est ce que M. Gohin exprime en disant que « la plupart des écrivains du XVIIIe siècle ont méconnu les ressources que le style figuré offre au talent de l’écrivain. » Je voudrais qu’il eût ajouté que ce « style figuré, » c’est le style naturel, je veux dire celui que nous employons naturellement, puisque enfin nous ne parlons que par métaphores ; et, avec cela, si M. Gohin eût rappelé, quoique souvent cité, le mot de Dumarsais sur les tropes, dont il se fait en un jour, assurait-il, une plus grande consommation sur le carreau des Halles qu’à l’Académie dans toute l’année, nous serions à peu près d’accord.

Mais les écrivains ont résisté aux grammairiens ! « Je sais, disait déjà Rousseau dans une note de son Discours sur les Sciences et les Arts, que la première règle de tous nos écrivains est d’écrire correctement et, comme ils disent, de parler français : c’est qu’ils ont des prétentions et qu’ils veulent passer pour avoir de la correction et de l’élégance. Ma première règle à moi, qui ne me soucie nullement de ce qu’on pensera de mon style, — Rousseau se moque de nous quand il s’exprime ainsi ! — est de me faire entendre : toutes les fois qu’à l’aide de dix solécismes, je pourrai m’exprimer plus fortement ou plus clairement, je ne balancerai jamais ; pourvu que je sois bien compris des

  1. Armand Colin, éditeur.