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objection qu’on ne saurait faire à l’emploi du mot Fortuné dans le sens de « Qui a de la fortune ; » et rien, sans doute, n’est plus « analogue « au sens du mot de Fortune lui-même ! Il est vrai qu’en revanche rien n’est moins conforme à l’étymologie, Fors, fortuna, fortunatus. Le lexicographe Féraud n’y voit cependant qu’un « barbarisme, » et M. Gohin semble être du même avis… Mais sans insister sur ces exemples, j’ai voulu dire et je dis que, le jour où les mots de conséquent et de fortuné seront acceptés de la langue littéraire avec le sens qu’ils ont dans la langue populaire, ce ne seront pas des « néologismes » dont s’accroîtra le vocabulaire, mais encore une fois de simples extensions, dérivations ou détournemens de sens qu’on enregistrera, mais qu’on n’inventera pas.

C’est ce qui rend intéressant de savoir à quelle date précise, dans quelles conditions, pour faire droit à quelles exigences, et par l’intermédiaire de quel écrivain, tel ou tel mot a commencé de signifier ce qu’il ne signifiait pas jusqu’alors. C’est pourquoi la seconde partie du livre de M. Gohin, sur « la création des métaphores » et sur « l’extension du sens des mots, » paraîtra la plus instructive. Elle l’est surtout en ce qui concerne le véritable enrichissement du vocabulaire, et de la langue même, par l’introduction, dans la langue générale, du vocabulaire des langues spéciales, telles que celle des sciences positives, par exemple, ou celle des arts plastiques, ou celle des arts et métiers. Mais ici encore, ici surtout, nous aurions aimé que la statistique fût comparative. « Diderot emploie au figuré, nous dit M. Gohin, des mots comme Arithmétique, anatomiser, aplomb, levier, oscillation. » M. Gohin n’ignore sans doute pas qu’anatomiser, par exemple, s’est employé dans la langue littéraire, et au figuré, bien avant Diderot. C’est pourquoi, avant que de considérer l’introduction des termes de science dans la langue générale comme un des caractères de la transformation de la langue au XVIIIe siècle, il faudrait avoir dépouillé les œuvres, non pas, naturellement, de Racine ou de Molière, mais de Pascal, de Descartes, de Malebranche, de Bayle, en ses Nouvelles de la République des Lettres, de Fontenelle, en sa Pluralité des mondes, et de bien d’autres encore. Ou, inversement, il ne faudrait prendre ses exemples pour le XVIIIe siècle que dans les œuvres purement « littéraires » des Voltaire, des Diderot, des Rousseau, et non dans leurs œuvres « scientifiques » ou « philosophiques, » telles que