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bonnement avec une gaieté de pensionnaires en vacances. Enfin de petits enfans, confiés par leurs mères qui en débarrassaient le logis, vendangeaient pour leur compte en se bousculant et en se barbouillant lèvres et joues à la façon de précoces bacchantes.

Sur le chemin à mi-côte qui partage le domaine et en assure l’exploitation, le chariot, attelé de deux bœufs roux aux cornes redressées en forme de lyre, attendait patiemment l’heure de gagner le pressoir. Les vignerons le chargeaient avec gravité. On ne les entendait pas rire comme les filles, mais seulement échanger de brèves indications. Les moins âgés portaient des bérets blancs et des bandes molletières, ce qui leur dégageait la tournure, à la mode des chasseurs alpins, qui, par esprit d’imitation, se répand chez les jeunes gens de la campagne savoisienne. Ils passaient un bâton de bois dur dans les anses de la benne remplie jusqu’aux bords, la soulevaient sur l’épaule et, imprimant à leur fardeau un léger mouvement de bascule, ils le déposaient sur le train du char. Un vieux à la barbe grise qui, debout sur le véhicule, les dirigeait, achevait d’écraser le raisin dans les bennes déjà chargées. Parfois, il se redressait de toute sa taille, les mains rougies et dégouttantes du sang des vignes.

En face de la Vigie, l’ombre du soir envahissait les coteaux de Vimines et de Saint-Sulpice, rapprochés de la chaîne de Lépine qui reçoit les soleils couchans et, plus bas, le val sinueux de Saint-Thibaud-de-Coux et des Echelles. Mais la lumière inondait le vignoble de pourpre et d’or. Elle découvrait les vendangeuses dans leurs lignes, les nimbait malgré leurs foulards, se jouait sur les cornes des bœufs, embrasait la barbe grise et la face rouge du chef de culture sur le chariot, éclairait, sous les rebords du chapeau, le visage énergique de M. Roquevillard, et, plus haut encore, miroitait sur le clocher arrogant de Montagnole, pour se poser enfin audacieusement, comme une couronne, sur le rocher légendaire du mont Granier.

Se groupant autour de quelques ceps épargnés, les ouvrières cueillaient les derniers raisins. Une benne encore fut hissée et du haut du char le vieux Jérémie lança triomphalement :

— Ça y est, monsieur l’avocat.

— Combien de chariots ? interrogea le maître.

— Douze.

— C’est une belle année.