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un voyage à sparte.

Lisle m’offense et se diminue par sa haine politicienne contre le moyen âge catholique. Il veut que cette haine soit l’effet de ses nostalgies helléniques ; j’y reconnais plutôt un grave inconvénient de sa recherche outrancière, féroce du pittoresque verbal. Le blasphème est une des plus puissantes machines de la rhétorique, mais une âme qui ne se nourrit pas de mots aime accorder entre elles les diverses formules religieuses. Ménard se plaisait à traduire sous une forme abstraite les dogmes fondamentaux du christianisme, afin de montrer combien ils sont acceptables pour des libres penseurs. Et par exemple, il disait que, si l’on voulait donner au dogme républicain de la fraternité une forme vivante et plastique, on ne pourrait trouver une image plus belle que celle du Juste mourant pour le salut des hommes.

Je soupçonne bien qu’il y a une part de jeu littéraire dans cette interprétation des symboles, mais elle est servie, protégée par un goût exquis. C’est de la science animée par le plus délicat amour. Et puis, de tels jeux de l’esprit sont d’une grande importance pour la paix sociale. Ils permettent de concilier la foi, le doute et la négation ; ils aident des athées, des esprits passionnés pour l’analyse et l’examen à éviter l’anarchie et à s’accommoder de l’ordre traditionnel qui porte nos conceptions de la vertu et de l’honneur.

Je ne puis pas regarder sans attendrissement la position qu’a prise Ménard dans l’équipe des Burnouf, des Renan, des Taine et des Littré. Ces grands travailleurs attristés, attristans, nous font voir les dieux incessamment créés et puis détruits par nous autres, misérables hommes Imaginatifs. La conséquence immédiate de cette vue sur la mutabilité des formes du divin devrait être de nous désabuser des dieux. Mais par une magnifique ressource de son âme de poète, Louis Ménard y trouve un argument de plus en leur faveur. Ils sont tous vrais, puisqu’on doit voir en eux les affirmations successives d’un besoin éternel.

Que l’on me passe une image qui n’est irrespectueuse qu’en apparence. Ménard me fait songer à la sœur de Claude Bernard, qui, pour réparer les crimes de la physiologie, a ouvert un asile de chiens. Louis Ménard, le compagnon de ces philologues qui détruisirent, chez nous, la religion, a prétendu abriter dans son intelligence tous les dieux. Il ne les jette point ignominieusement au Scheol ; il les recueille et les honore comme sur un