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Japonais. Ils leurs fournissaient des renseignemens, des hommes, de l’argent. Les bandes de Konghouses qui inquiétaient sans cesse les Russes, étaient au service des Japonais. La Mongolie, qui aurait inépuisablement ravitaillé de chevaux, de bétail, l’armée, était après six mois de guerre presque entièrement fermée aux Russes par les bandes qu’y organisaient les Japonais.

Dans la guerre qui vient de finir, le Japon avait tous les avantages. Et cette inégalité de la lutte, l’officier russe, le soldat russe, ce moujik à l’âme enténébrée qu’on avait arraché à sa chaumière pour l’envoyer se battre dans un Orient lointain, ils la sentaient du premier coup. Ils avaient devant eux une armée aussi forte que les plus fortes armées de l’Europe et pour vaincre cette armée qui opérait à quelques journées de chez elle, ils avaient dû, eux, venir tout au fond de l’Asie. Quand au sortir de leur prison roulante, après un voyage de quarante jours, ils arrivaient dans quelqu’une de ces immenses villes chinoises, Liao-Yang, Moukden, tout les étonnait, les inquiétait. Ils se trouvaient dans une fourmilière de jaunes, parmi des visages renfermés ou hostiles que, seule, la cupidité parvenait à dérider quelquefois. Nul ne leur souriait, si ce n’est le marchand qui s’apprêtait à les voler. On subissait leur présence, puisqu’il était impossible de faire autrement, mais de mauvaise grâce ; on affichait l’espoir et même la certitude que cette présence serait de courte durée. Sur l’ordre du haut commissaire impérial, le colonel…, tous les boutiquiers de Moukden, arboraient à leur porte le drapeau russe, le jour de quelque fête russe, religieuse en patriotique. Mais en même temps chaque boutiquier gardait au fond de son échoppe un drapeau japonais, un drapeau flambant neuf qu’il venait de fabriquer, et n’attendait que l’occasion de déployer. Et les Russes savaient tout cela. D’autres se seraient emportés, auraient peut-être essayé de la violence pour acquérir des sympathies. Mais, eux, trop sages ou trop fatalistes, ils se résignaient à cette chose fatale. Ils se battaient tout de même, sentant bien qu’ils ne pourraient pas vaincre, entêtés pourtant à se défendre et gagnant, par leur ténacité farouche, de n’être jamais complètement vaincus.


RAYMOND RECOULT.