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C’était un sentiment d’horreur. Sans doute ces interprètes, la plupart des coquins, pratiquant le chantage, pillant effrontément les populations, étaient haïs pour leur canaillerie ; mais ils l’étaient plus encore parce qu’ils aidaient, parce qu’ils suivaient les Russes. Le sentiment populaire, confus, mais très fort, voyait en eux des traîtres à la race. Les Japonais les punissaient comme tels : quiconque était convaincu, ou même soupçonné d’avoir favorisé les Russes, était sur-le-champ décapité. Depuis le commencement de la guerre, il y avait à Liao-yang, à Moukden, non seulement d’innombrables Chinois, agens des Japonais, mais des Japonais eux-mêmes, déguisés en Chinois, tapis dans quelque maisonnette, au fond d’un caravansérail mandchou, à l’affût des moindres nouvelles, surveillant les mandarins que leurs fonctions mettaient en rapport avec les Russes. Que de fois, par mon domestique, par les missionnaires, n’ai-je pas été averti de la présence de ces espions japonais. Seuls, les Russes l’ignoraient ou, peut-être, feignaient de l’ignorer, sachant bien que les premiers découverts et pendus, il en surgirait d’autres, comme ce rameau d’or, dont parle Virgile : uno avulso, non deficit alter.

Telle étant la sympathie des Chinois à l’égard des Japonais, cette sympathie fut singulièrement agissante pendant toute la durée de la guerre ; le Japonais, réfléchi, méthodique, consciencieux élève des Allemands, régla et organisa cette force, pour en tirer le maximum d’effet.

Pendant les longs intervalles de repos, les entr’actes, qui séparaient les batailles, une question revenait sans cesse sur les lèvres des officiers russes : « Où sont les Japonais ? Que fait Kuroki ? Que fait Nodzu ? » A vrai dire, on n’en savait rien, ou plutôt on en savait tous les jours des choses différentes, souvent contradictoires. Jamais armée en campagne ne fut, autant que l’armée russe, dans l’ignorance absolue de la position et des mouvemens de son adversaire. Les reconnaissances de cavalerie n’arrivaient pas à percer l’épais rideau d’infanterie qui s’étendait comme un voile impénétrable, sur tout le front de l’armée nipponne. J’ai vécu quelque temps, aux avant-postes, dans la brigade de cosaques du général Samsonof et j’ai pris part à